(Photographie : Georges Salameh)
L’expertise des maîtres d’échecs
Des études portant sur l’expertise dans le domaine des échecs, ont pu mettre en évidence pourquoi certains joueurs sont supérieurs à des joueurs moins bien classés :
- Ils n’ont pas de stratégies de résolution de problèmes complexes.
- Ils n’ont pas une meilleure capacité de mémoire de travail.
- Ils n’ont pas un meilleur raisonnement.
- Ils ont acquis une énorme base de connaissances spécifiques, constituée de milliers de configurations de jeu ainsi que les meilleurs coups pour chaque configuration.
La seule différence spécifique entre novices (ceux qui en savent peu dans un domaine particulier) et experts (ceux qui en savent beaucoup sur un domaine particulier) réside dans les connaissances spécifiques. Les experts les ont acquises et organisées dans leur mémoire à long terme.
Quand les novices regardent un jeu d’échecs, ils ne voient que les pièces individuelles isolées, alors que les experts décodent des configurations types, formées par la position des pièces.
Ils peuvent repérer des assemblages complexes malgré les limitations de leur mémoire de travail, car ils combinent entre elles des configurations types qu’ils possèdent, car ils les ont consolidées dans leur mémoire à long terme. Dès lors, les experts trouvent beaucoup plus facile de transférer leurs connaissances dans de nouvelles configurations de jeu que les novices.
Le lien entre expertise et transfert
L’expertise est spécifique à un domaine. Il ne s’agit pas de prétendre qu’un physicien expert est plus capable qu’un débutant en physique d’appliquer à l’histoire ce qu’il a appris en physique. Simplement, il trouvera plus facile de transférer ses connaissances à d’autres domaines de la physique d’autant plus qu’ils sont proches.
L’expertise dans un domaine favorise le transfert dans des domaines voisins. L’expertise est un facteur très favorable au transfert proche (qui correspond à un transfert facilité dans un domaine voisin).
Les recherches sur l’expertise montrent que le transfert de connaissances ou de compétences à un nouveau problème exige deux dimensions :
- Une connaissance du contexte du problème. Il faut connaître suffisamment le domaine pour prendre conscience que la compétence à transférer y est applicable.
- Une compréhension approfondie de la structure sous-jacente du problème en lien avec la compétence à mettre en œuvre. Il faut comprendre suffisamment le problème pour pouvoir appliquer la compétence donnée une fois que nous avons pris conscience qu’elle est applicable. De même, il faut avoir une bonne abstraction de la compétence à mettre en œuvre.
Malédiction de la connaissance
Les experts et les novices pensent de façons qualitativement différentes et ce qui peut être évident pour un expert peut avoir peu de sens pour un novice.
Cette différence nécessite un réel apprentissage pour l’enseignant débutant qui a tendance assez naturellement à surestimer dans un premier temps la compréhension de ses élèves. Nous parlons de malédiction de la connaissance.
Les élèves n’ont pas les capacités cognitives nécessaires pour penser et apprendre comme le font des scientifiques ou des historiens.
Le développement de l’expertise
Contrairement aux stratégies cognitives plus générales, il n’y a aucun doute sur le fait que les connaissances spécifiques et l’expertise peuvent être enseignées et apprises.
Le développement de l’expertise est continu et cumulatif. En ce sens, il dépend fortement de la pratique dans un domaine.
Il est cumulatif dans le sens où les connaissances acquises en début de formation n’auront pas les mêmes caractéristiques de complexité et ne seront pas acquises efficacement de la même façon que celles acquises en fin de formation. De bout en bout de l’enseignement primaire à l’enseignement secondaire, les élèves restent des novices. Ce n’est qu’en fin de formation spécialisée dans l’enseignement supérieur qu’ils peuvent commencer à aborder l’acquisition de connaissances à la manière d’experts.
Les résultats de nombreuses études convergent pour indiquer de manière indicative qu’il faut en moyenne dix ans ou dix mille heures de pratique, pour devenir expert dans un domaine. Le chiffre de dix ans a été estimé dans divers contextes. Il semble que cela soit la durée approximativement nécessaire pour apprendre les connaissances de base et développer les automatismes nécessaires dans un domaine complexe.
Fruit d’une accumulation d’expériences, l’expertise constitue une caractéristique de l’âge adulte. Cela reste vrai même si nous pouvons également rencontrer des enfants experts dans des domaines circonscrits, comme le jeu d’échecs, la musique. De même, elle peut s’acquérir dans des domaines plus restreints plus rapidement comme l’haltérophilie ou certains jeux vidéos. Ces enfants ou adolescents démontrent les mêmes caractéristiques des compétences expertes que celles décrites chez les adultes.
Si nous prenons en considération le domaine scientifique, les experts ne sont pas considérés comme des individus exceptionnellement doués d’après les tests de QI standard : ils sont tous intelligents, mais ne sortent pas du lot. Ce qui les différencie, c’est leur capacité à travailler dur et à s’accrocher, d’être en général des bourreaux de travail.
Les vrais scientifiques, les vrais historiens, sont des experts qui travaillent leurs sujets au moins quarante heures par semaine pendant des années et continuent à le faire. L’entrainement ne doit pas s’arrêter une fois que l’on devient expert : il faut continuer à répéter ou à pratiquer pour maintenir ce statut de spécialiste.
L’importance des schémas cognitifs dans l’expertise
Les experts ont accumulé beaucoup de connaissances, mais elles sont également organisées différemment dans leur mémoire. L’amélioration des qualités de la pensée se fait au fil du temps.
La différence la plus cruciale n’est pas quantitative. Évidemment qu’un expert dispose d’une grande quantité de connaissances, mais ce n’est pas une condition suffisante. La différence se manifeste surtout au niveau de la qualité de la réflexion face à des novices ou des spécialistes non encore experts.
Il ne suffit donc pas d’accumuler une grande quantité de connaissances, d’être un érudit, pour atteindre un niveau d’expertise. Là où se joue la différence, c’est au niveau du degré d’organisation des schémas cognitifs. Les connaissances doivent être très bien ordonnées et accessibles lorsqu’elles sont pertinentes avec une situation donnée.
L’importance d’une pensée fonctionnelle dans l’expertise
Les spécialistes ne pensent ni de façon purement abstraite (pensée profonde) sans s’attacher à leur expression concrète. Ils ne planent pas dans leur monde intérieur. Ils ne s’intéressent pas non plus de façon exclusive à la structure de surface (pensée superficielle), ils ne sont pas terre à terre.
Les spécialistes pensent aux éléments en considérant leur fonction dans la structure profonde. Ils n’ont pas de mal à comprendre des idées abstraites. Ils voient la structure profonde d’un problème et comment les divers éléments d’information pertinents sont reliés entre eux.
Par exemple des enseignants débutants vont ressentir le besoin de préparer leur cours de a à z dans les moindres détails. Au fur et à mesure qu’ils acquièrent de l’expérience, ils délaissent cette approche pour ne plus se concentrer que sur les points susceptibles de présenter des difficultés. Il s’agit pour eux de certains concepts complexes à modeler ou des éléments à ne pas oublier. Il s’agit de prévoir pour leurs élèves des alternatives des activités ou des explications différentes en cas de difficultés de compréhension.
De même lorsqu’ils font face à des perturbations disciplinaires, les enseignants expérimentés vont prendre le temps de l’analyser en profondeur, d’identifier ce qui se passe et d’en déterminer les antécédents. Par contre, les enseignants débutants vont plutôt tenter de circonscrire rapidement l’incident, c’est-à-dire agir au niveau des conséquences en ne prenant que peu en considération les causes. Pour ces raisons, dans l’implémentation de solutions, comme celle d’un plan de classe, l’enseignant expérimenté aboutira à une solution en déjouant les résistances de ses élèves. Ces dernières peuvent constituer un réel obstacle pour les enseignants débutants.
Ce qui permet à un expert de déployer une pensée fonctionnelle, c’est qu’il dispose en mémoire à long terme de multiples représentations abstraites des différents problèmes et solutions. C’est leur manque qui rend le transfert difficile chez des novices. En activant ces représentations, l’expert décèle immédiatement ce qui est important de ce qui ne l’est pas, ce qui lui permet de s’adapter rapidement à des problèmes nouveaux.
L’avantage de cette structuration des schémas cognitifs est qu’elle permet d’économiser du temps de traitement et de l’espace en mémoire de travail. Pour cela, elle fait appel à des processus génériques abstraits, paramétrables en fonction de paramètres contextuels pour lesquels il acquiert des connaissances additionnelles.
L’importance d’un discours intérieur (auto-explicationn) dans l’expertise
Les experts parviennent à économiser des ressources en mémoire de travail en activant des connaissances en mémoire à long terme. Cela est rendu possible par une acquisition exhaustive et fonctionnelle de connaissances et par l’automatisation de procédures de résolution en mémoire procédurale.
Cet espace devient disponible pour exercer un discours intérieur. Les experts se parlent à eux-mêmes, font usage d’une pensée créative, repèrent les paramètres et modèles pertinents, émettent des hypothèses et les testent en considérant le problème dans sa globalité.
Les novices peineront à avoir une vision globale du problème. Ils feront des paris approximatifs sur des similitudes avec d’autres problèmes résolus. Ils tenteront des liens hypothétiques entre différentes parties. Ils parviendront éventuellement à la réponse, mais au prix de nombreux tâtonnements hasardeux et d’impasses.
La théorie de l’expertise, un modèle du développement des compétences et de l’expertise
La théorie de l’expertise est un modèle du développement des compétences et de l’expertise
Une compétence se développe à travers trois phases distinctes :
- La phase cognitive : Au départ, une compétence se développe par l’acquisition, la compréhension et la maîtrise d’un ensemble de connaissances reliées à un domaine précis.
- La phase associative : Ensuite, au cours de la phase associative, ces connaissances sont utilisées et pratiquées dans un ou plusieurs contextes d’action.
- La phase autonome : Finalement, la phase autonome est atteinte lorsqu’il y a une automatisation des savoirs de base reliés au dit domaine. L’automatisation des savoirs de base permet à̀ l’individu de libérer sa mémoire de travail, afin qu’il puisse se consacrer aux aspects plus complexes de la tâche.
Les structures mémorielles à court terme et à long terme sont donc fortement sollicitées dans la phase d’acquisition ou phase cognitive de l’apprentissage. Cette phase constitue une quête de sens ou une recherche de compréhension.
Elle implique la construction d’une représentation adéquate de la tâche à accomplir, suivie d’une série de traitements effectués sur cette représentation en vue de réaliser ladite tâche.
Comment comprendre le développement de l’expertise des élèves dans le cadre scolaire
Même si l’expertise dans un domaine demande un temps considérable, le modèle de développement des compétences et de l’expertise reste pertinent. En effet, certaines compétences sont en millefeuilles, dépendent de compétences installées préalablement. Les processus de bas niveau exercés, de longues années atteignent un niveau d’expertise. Il s’agit par exemple de la lecture, de l’écriture ou de calculs de base.
L’acquisition de compétence reconnait comme exigences :
- L’exécution parallèle des processus de base et des niveaux supérieurs propres au domaine, en tenant compte des capacités limitées de la mémoire de travail. C’est-à-dire qu’un élève doit avoir automatisé tous les procédures de base d’un domaine pour engager ses capacités de traitements dans une tâche complexe.
- Les aptitudes fondamentales propres au domaine doivent être appliquées automatiquement ou couramment. Il s’agit par exemple de la reconnaissance des mots, des tables de multiplication ou de l’utilisation de formules typiques. L’objectif est que les ressources limitées de la mémoire de travail puissent être utilisées plus efficacement pour l’application d’aptitudes cognitives de niveau supérieur. Il s’agit dans ce cas par exemple des aptitudes linguistiques ou des opérations mathématiques nécessitant des traitements plus complexes.
- Une fois que les aptitudes de base sont suffisamment automatiques ou courantes, la compétence est largement déterminée par la qualité des aptitudes de niveau supérieur. Par exemple, il est peu envisageable qu’un élève soit performant en chimie pour étudier des équilibres chimiques ou résoudre un problème stœchiométrique s’il n’a pas au départ une bonne connaissance de la nomenclature. Il est peu probable qu’il soit performant en calcul intégral ou pour l’étude complète d’une fonction s’il n’a pas développé d’automatismes performants en calcul algébrique de base.
Nous pouvons considérer les compétences comme un millefeuille ou comme un processus spiralaire. Il n’y a pas de raisons de penser que des aptitudes fondamentales ou de niveau supérieur soient intrinsèquement différentes d’un point de vue cognitif.
Les compétences de base sont par exemple la vitesse d’écriture, la fluidité de la lecture ou les capacités de calcul mental. Elles doivent être automatisées ou aussi courantes que possible pour permettre l’application des compétences supérieures.
Ces compétences d’un niveau plus élevé aspirent au même devenir sur le chemin de l’expertise. Il n’y a pas d’autre chemin au développement de schémas cognitifs efficaces que celui qui passe par la compréhension de nouveaux savoirs et savoir-faire, suivie d’une pratique intensive. Celle-ci gagne à être accompagnée d’un guidage et d’une rétroaction, d’une difficulté croissante, et d’une consolidation par de multiples récupérations et élaboration espacées à partir de la mémoire à long terme.
Un seul chemin mène à l’expertise.
Mise à jour le 30/08/2023
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André Tricot, Pourquoi formons-nous des têtes bien pleines plutôt que bien faites ?, Mondes Sociaux, 2014, https://sms.hypotheses.org/2858
Daniel T. Willingham, Pourquoi les enfants n’aiment pas l’école !, La Libraire des écoles, 2010
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