(photographie : Matthias Ziegler)
Les professionnels du monde de l’éducation se laissent trop facilement convaincre de la valeur de théories touchant les réalités qui les concernent alors qu’aucune preuve solide ne vient les étayer. Nous avons précédemment longuement parlé dans ces pages du cas de la Brain Gym, des styles d’apprentissage ou d’autres approches bancales du même acabit.
La théorie des intelligences multiples n’a rien d’une théorie scientifique. Elle est au mieux une philosophie ou une théorie du développement personnel, comme le sont l’analyse transactionnelle, la PNL, l'Énnéagramme ou la psychologie positive. De fait, elle a tout le potentiel pour générer des malentendus pédagogiques dès qu’elle intervient en contexte scolaire et finalement de se montrer contre-productive pour les élèves.
Origine de la théorie
Élève de Jerome Bruner, influencé par les écrits de Jean Piaget, Howard Gardner s’inscrit naturellement dans la mouvance subjectiviste et constructiviste de son époque.
En 1983, professeur à la Harvard Graduate School of Education, Howard Gardner publie le livre « Frames of Mind: the Theory of Multiple Intelligences ». Dès sa publication, ce premier opus sur la question des intelligences multiples a été autant critiqué par la communauté scientifique, que largement célébré par beaucoup dans le milieu de l’éducation.
La théorie des intelligences multiples se base sur trois principes que nous allons explorer à la lueur des sciences cognitives :
Principe 1 : pas d’intelligence générale !
Principe 1 : Howard Gardner critique l’emploi des tests d’intelligence (QI) dans le cadre de l’orientation scolaire des élèves. Il s’oppose à une vision unitaire de l’intelligence générale.
Selon lui, les tests d’intelligence ne mesureraient pas plusieurs types d’intelligence qui ont également un impact important sur la vie et le devenir des élèves.
La première affirmation de Gardner, selon laquelle la plupart des psychométriciens croient que l’intelligence est unitaire, est inexacte. La recherche considère actuellement un modèle hiérarchique de l’intelligence. Un facteur g global explique une part des variations de l’intelligence entre différents êtres humains, tandis que des facteurs primaires, eux même décomposables en facteurs de second ordre, en expliquent une autre part.
Le modèle hiérarchique établi par la recherche montre qu’il y a un facteur d’intelligence générale, le facteur g, qui contribue à de nombreuses tâches intellectuelles. Comme la théorie de Gardner ne le prend pas en compte, elle devient incompatible avec ce modèle validé scientifiquement.
Gardner ignore le facteur g et rejette les apports des tests d’intelligence (Stanford-Binet, WISC-V). Si ces tests sont difficilement interprétables par un non-initié, ils sont pour autant fiables, stables et présentent un caractère prédictif en matière de réussite scolaire et professionnelle.
7, 8, 9… intelligences multiples !
Dans son livre, « Frames of Mind: the Theory of Multiple Intelligences » (1983), Howard Gardner décrit sept types d’intelligence.
En 1993, il complète sa théorie et parle d’un huitième type d’intelligence multiple : l’intelligence naturaliste.
Il suggère l’intelligence existentielle dans un livre en 1999.
En janvier 2016, Gardner mentionne dans une interview qu’il envisage d’ajouter l’intelligence pédagogique.
La même année dans une autre interview publiée dans un livre (Sternberg, 2016), il admet que sa théorie n’était plus d’actualité. I déclare même ne plus s’y sentir lié.
« J’admets volontiers que la théorie n’est plus d’actualité… Je ne suis plus lié à la liste particulière d’intelligences que j’ai initialement développée. »
Ce qu’avance Howard Gardner, c’est que tout le monde possède différentes intelligences correspondant à différents domaines.
Chaque élève aurait son propre profil d’intelligence. Certaines intelligences seraient plus fortes chez un individu. D’autres seraient plus faibles.
Principe 2 : 8 intelligences multiples indépendantes
Principe 2 : Il existe de multiples intelligences qui fonctionnent indépendamment les unes des autres. Gardner y inclut l’utilisation efficace du corps et des capacités de réflexion pertinentes pour le monde social.
Gardner définit l’intelligence comme « une capacité biopsychologique de traiter l’information qui peut être activée en contexte culturel pour résoudre des problèmes ou produire des biens qui ont une valeur dans une culture ».
Gardner soutient également que la plupart des tâches exigent la collaboration de plus d’une forme d’intelligence travaillant ensemble.
Ces idées font pencher la théorie des intelligences multiples du côté de la philosophie et du développement personnel. Howard Gardner ne cherche pas à faire de la théorie des intelligences multiples une théorie scientifique. Il prend de manière claire et affirmée ses distances avec la dimension scientifique, ne cherchant pas de validation, de vérification pour ses hypothèses.
a) Ainsi Howard Gardner ignore les résultats empiriques de recherches sur l’intelligence menées dans le cadre d’autres théories. En fait, au moins quatre de ses intelligences pourraient correspondre à des facteurs déjà mis en évidence par la recherche et qui sont regroupés actuellement dans le modèle de Cattell-Horn-Carroll (modèle CHC) :
- L’intelligence linguistique correspond à l’intelligence cristallisée (Gc)
- L’intelligence logico-mathématique, à l’intelligence fluide (Gf)
- L’intelligence spatiale, au facteur visuospatial (Gv)
- L’intelligence musicale, au facteur d’organisation auditive (Ga).
Il y a de quoi s’étonner que la théorie des intelligences multiples se présente comme neuve et originale alors qu’elle ignore certaines découvertes empiriques antérieures et ultérieures à sa fondation.
b) Une difficulté dans la perspective d’une application dans le monde de l’éducation est qu’une intelligence multiple selon Howard Gardner est vue comme une capacité à traiter un certain type d’information. Elle n’est pas une capacité à apprendre quelque chose de neuf.
La définition des intelligences multiples a donc quelque chose de tautologique. Si quelqu’un a une intelligence kinesthésique, c’est qu’il est habile de son corps. Si quelqu’un a une intelligence logico-mathématique, c’est qu’il est bon en mathématiques, etc. Ce mode de raisonnement marche dans les deux sens. Dès lors, cette définition est aussi triviale que de dire que l’on voit, car on a des yeux ou que l’on entend, car on a des oreilles. C’est de l’ordre du constat.
À partir de là, revendiquer l’usage des intelligences multiples en éducation revient à ouvrir la part belle à l’interprétation subjective. Cette théorie des intelligences multiples nous éloigne des paramètres réels de l’apprentissage et de l’enseignement. Ceux-ci ne nous demandent pas tant de tenir compte des préférences des élèves, mais plutôt de faire face aux difficultés qu’ils rencontrent.
Nous n’avons pas besoin des intelligences multiples en tant qu’enseignants pour nous rendre compte que les élèves ont des profils d’habiletés différents. Nos élèves ont des talents qui leur sont propres, ils possèdent des forces et des intérêts. Il est important de prendre tous ces aspects en compte dans l’enseignement.
c) Au-delà du manque d’indépendance, il y a également des soucis dans la manière avec laquelle Gardner a identifié ses huit intelligences :
- Gardner n’a jamais justifié le choix et l’établissement des critères qu’il utilise pour accorder à une activité humaine le statut d’intelligence.
- Gardner ne s’impose pas qu’une majorité des critères seulement soient remplis pour déterminer une intelligence et certains sont faciles à satisfaire.
- Le critère psychométrique qui est le plus rigoureux des huit n’a pas plus d’importance que les autres.
Le choix des intelligences posé par Howard Gardner est éminemment subjectif. En respectant ses critères, nous pourrions tout aussi bien ajouter une intelligence de l’humour, de la mémoire, une intelligence orthographique, olfactive, religieuse, etc.
Le modèle des 8 intelligences multiples de Gardner semble dès lors purement arbitraire, subjectif et non scientifique.
d) Les sciences cognitives ne valident pas l’idée d’un caractère modulaire et indépendant dans l’organisation du cerveau. Au contraire, les intelligences se chevauchent plutôt en fonction de la nature des tâches effectuées.
De même, les recherches en psychométrie invalident l’hypothèse d’intelligences indépendantes les unes par rapport aux autres. Les différentes intelligences sont corrélées et de multiples résultats de recherche ne font que renforcer cette conviction diamétralement opposée à ce qu’avance, sans preuve, la théorie d’Howard Gardner.
Principe 3 : La théorie des intelligences multiples est importante pour l’éducation
Principe 3 : La théorie des intelligences multiples a des implications directes en ce qui concerne l’éducation. Les caractéristiques différentes d’élèves en matière d’intelligences multiples devraient être prises en compte par l’enseignement.
La théorie des intelligences multiples est un terreau fertile pour développer toutes sortes d’approches. Deux directions dominent :
- Une approche consiste à considérer que les écoles devraient faire appel à toutes les intelligences. Il ne faudrait glorifier aucune des intelligences au détriment des autres.
- Une autre approche consiste à considérer qu’en puisant dans toutes les intelligences, nous disposons d’un outil puissant pour enseigner un contenu pour tous les profils d’élèves. Une intelligence plus faible chez un élève peut être compensée lorsque l’approche pédagogique se concentre sur une intelligence plus forte chez lui.
Gardner a critiqué ces deux idées. Selon lui, les objectifs de l’éducation devraient être fixés indépendamment de la théorie des intelligences multiples. Il ne voit aucun avantage à essayer d’enseigner toutes les matières en utilisant toutes les intelligences.
Gardner a proposé plutôt que les enseignants présentent un sujet avec différents points d’entrée, chacun d’entre eux puisant principalement dans une seule intelligence. Les points d’entrée sont conçus pour intriguer l’élève par une présentation dans une intelligence qui est une force particulière pour lui. Nous agissons ainsi principalement sur la motivation.
Gardner pensait également qu’une compréhension approfondie d’un sujet n’est possible que par des représentations multiples utilisant différentes intelligences.
Quelques remarques :
1) Le fait d’utiliser différentes approches (visuelle, auditive, textuelle) lorsque l’on enseigne est une évidence pour l’établissement de compétences spécifiques, sans qu’ait besoin de s’en inquiéter la théorie des intelligences multiples. C’est la nature de la matière à enseigner qui guide les approches pertinentes valables pour tous les élèves. Il s’agit d’un point de vue trivial largement reconnu en pédagogie, et ce depuis longtemps.
2) Une manipulation sciemment orchestrée par la théorie des intelligences multiples est de jouer sur la confusion entre les termes « intelligence » et « talent » ou « aptitude ». Cette confusion savamment entretenue a quelques implications :
- En appelant ce qui est un talent sous le nom d’intelligence, nous présentons d’une certaine façon tous les élèves comme intelligents. Nous valorisons des domaines de compétences traditionnellement considérés comme secondaires ou peu exploités dans le contexte scolaire.
- Le terme intelligent étant directement associé à une réussite scolaire, revendiquer différentes formes d’intelligence impliquerait que l’école, lorsqu’un élève échoue, pourrait être rendue responsable de ne pas avoir mobilisé les intelligences adéquates de l’élève.
3) Catégoriser les élèves comme étant intrinsèquement bons dans un domaine plutôt qu’un autre, risque de pousser un enfant à développer une forme d’intelligence en délaissant les autres. L’identification de profils d’intelligence — que récuse Howard Gardner — serait un processus flou et incertain, risquant de privilégier les préférences subjectives des élèves et retombant dans l’impasse des styles d’apprentissage.
4) Mettre en évidence une multiplicité d’intelligences est une façon d’encourager les élèves à se voir comme porteurs de qualités innées. C’est une façon d’encourager l’estime de soi, mais d’une façon avant tout basée sur des illusions.
5) Offrir un statut identique pour toutes les intelligences et beaucoup plus une option philosophique ou idéologique que scientifique. Si les intelligences verbale et logico-mathématique sont à l’œuvre dans presque tous les secteurs de l’activité humaine, ce n’est pas le cas des autres formes d’intelligence. En outre, ces deux intelligences présentent un statut privilégié dans l’enseignement et sont indispensables à la maîtrise de la plupart des apprentissages scolaires.
Une absence de validation
Il n’y a actuellement aucune preuve, ni de données probantes ni de validation empirique de la véracité de la théorie des intelligences multiples. Il n’y a pas de preuves non plus qu’elle soit d’une quelconque utilité pour les élèves et les enseignants. Gardner n’a proposé aucun moyen de vérifier sa théorie et a rejeté toutes les propositions venues de l’extérieur.
Faute d’évaluation empirique, rien ne permet d’affirmer que les bénéfices subjectifs et qualitatifs ressentis ou observés lors de tentatives de prise en compte des intelligences multiples puissent être attribuables à autre chose qu’à l’effet Hawthorne.
L’effet Hawthorne, si l’on se réfère à la définition de Wikipédia, décrit la situation dans laquelle les résultats d’une expérience ne sont pas dus aux facteurs expérimentaux. Ils viennent du fait que les sujets ont conscience de participer à une expérience dans laquelle ils sont testés, ce qui se traduit généralement par une plus grande motivation.
En outre :
(1) Le caractère flou de la théorie des intelligences multiples fait qu’elle est difficilement expérimentale et testable. Howard Gardner la dit non testable. Il n’y a pas de procédure éprouvée pour déterminer le profil d’intelligence d’un individu. Il est difficile d’isoler des paramètres.
(2) Le principe de connectivité a été avancé par Francisco J. Alvarez-Montero (2018). Il établit que toute théorie qui tente d’expliquer un phénomène doit tenir compte de faits empiriques déjà confirmés qui lui sont directement liés, de manière à ne pas contredire cette connaissance vérifiée. Or la théorie des intelligences multiples est basée sur différentes approximations qui ne correspondent pas aux connaissances établies en psychométrie, en psychologie cognitive ou par les neurosciences. Elle est peu plausible et il est donc improbable qu’elle puisse être effective. Howard Gardner n’a jamais démontré en quoi la théorie des intelligences multiples expliquerait mieux les faits observés que les autres théories. Si la théorie de Gardner se révélait fondée, il faudrait procéder à une révision draconienne des connaissances acquises sur l’intelligence, appuyées pourtant par de larges recherches empiriques.
Conclusion
Les mots ont leur poids. La théorie des intelligences multiples de Howard Gardner est incorrecte et inutile. Que nous la considérions d’un point de vue scientifique ou dans la perspective de l’éducation fondée sur des preuves, le constat est le même. Y investir des ressources est coûteux dans le sens où celles-ci ne peuvent plus être employées pour des approches qui elles, ont fait leurs preuves et peuvent générer un impact réel.
Cependant, certaines idées conjointes à la théorie des intelligences multiples méritent d’être défendues en éducation, mais nous n’avons pas besoin de celle-ci pour le faire. Les failles de cette théorie font qu’elle n’a pas sa place en éducation. En utilisant et en appliquant les propositions inutiles des intelligences multiples, nous nous privons d’apporter des solutions aux problèmes pourtant soulevés par celle-ci.
La théorie des intelligences multiples est à classer dans la catégorie des théories du développement personnel. Elle souffre des maux habituels et propres à ces théories : manque de bases, absence régulière de validation scientifique, caractère pseudoscientifique, absence de prise en compte de l’expertise des enseignants et de leur professionnalisme ou absence de régulation.
La littérature pullule de propositions d’applications basées sur les intelligences multiples, dont nous n’avons aucune idée de la légitimité et encore moins de la pertinence. Ces ouvrages, ces articles, ces formations qui se revendiquent des intelligences multiples et promettent d’améliorer l’apprentissage des élèves sont donc à éviter.
Mis à jour le 09/12/2022
Bibliographie
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Jessica Massonnié, Que peut-on dire de l’idée « d’intelligences multiples » et de son application en classe ? (2017) http://www.fondation-lamap.org/fr/page/56092/que-peut-on-dire-de-lidee-dintelligences-multiples-et-de-son-application-en-classe
Serge Larivée & Carole Senéchal, Que dit la science à propos des intelligences multiples ? Revue québécoise de psychologie (2012), 33 (1), 23-45
Jérémie Blanchette Sarrasin & Steve Masson (2017). Connaître les neuromythes pour mieux enseigner. Enjeux pédagogiques, 28, 16-18. URL : labneuroeducation.org/s/Blanchette2017.pdf.
De Bruyckere Pedro, Kirschner Paul A., Hulshof Capser D., « Urban myths », Academic Press, 2015
Pasquinelli Elena, « Mon cerveau ce héros », Le pommier, 2015
Normand Baillargeon, « Légendes pédagogiques », Essai Libre, 2013
David Didau, What if everything you knew about education was wrong?, Crown House, 2016
Emmanuel Sander et coll., Les neurosciences en éducation, Retz, 2018
Sternberg, R. J., Fiske, S. T., & Foss, D. J. (Eds.). (2016). Scientists making a difference: One hundred eminent behavioral and brain scientists talk about their most important contributions. New York, NY, US: Cambridge University Press.
Francisco J. Alvarez-Montero, Hiram, Reyes-Sosa, and Maria G. Leyva-Cruz, Learning styles and the human brain: what does the evidence tell us? (2018) https://advance.sagepub.com/articles/Learning_styles_and_the_human_brain_what_does_the_evidence_tell_us_/7149161
Commentaire à effacer : "facteur g" plutôt que "facteur G", non ?
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