mercredi 22 juillet 2020

Varier les pratiques en fonction de notre expertise et des données probantes

Il existe en pédagogie une injonction qui a valeur de mantra. Une non-adhésion absolue et des réserves paraîtront automatiquement suspectes. Celle-ci est de même assenée pour clore les débats ou pour laisser libre cours à la liberté pédagogique et à l’innovation en roue libre.

Mais devons-nous la prendre comme argent comptant ?
(Photographie : With The Grain)



Répondre à l’injonction de varier les pratiques


Nous devrions en tout temps, en tout contexte, face à tout groupe d’élèves varier nos pratiques pédagogiques.

Souvent, cela s’accompagne de l’incitation à innover, à différencier nos approches d’enseignement trop timorées. Au contraire, nous devrions présenter à nos élèves une variété de manières d’apprendre et de construire les compétences attendues, qui correspond à leur style et contribue à leur émancipation.

Généralement, il ne faut pas aller très loin pour comprendre que se cache derrière l’intention avouée de faire moins d’enseignement guidé, assimilé à l’enseignement traditionnel. Il s’agit au contraire de favoriser des pratiques de différenciation, la démarche d’investigation, les classes inversées ou renversées, l’apprentissage par problèmes ou par projet, l’apprentissage hybride, en distanciel ou encore la pédagogie coopérative.

À partir du moment où nous nous intéressons aux pratiques éclairées par la recherche, cette injonction devrait en appeler automatiquement une autre en miroir. Où sont les données probantes  ?

Mais cette dernière rencontre plus difficilement un assentiment général. Elle pose la question de l’objectivation de l’efficacité, plus divisive.



Laisser libre cours au subjectivisme pédagogique

 
Rejeter une éducation informée par des données probantes, c’est laisser libre cours au subjectivisme. Il s’agit d’une doctrine selon laquelle notre propre activité mentale est le seul fait incontestable de notre expérience, au lieu d’être partagée ou commune. Par conséquent, il n’y aurait pas de vérité externe ou objective. Dès lors, aucune revendication sur la réalité ne peut être objectivement vraie ou fausse.

Le problème est que cette dernière idée est en elle-même une revendication objective sur la réalité qu’interdit le subjectivisme, ce qui en soi est une incohérence. Dès lors, aucune personne rationnelle ne pourrait vraiment croire en une réalité subjective.

Par contre, l’efficacité est objective. La question est plutôt de savoir ce que l’efficacité mesure exactement et à quels objectifs, quelles valeurs elle correspond.

En un sens, plutôt que de varier les pratiques, il s’agirait de tenir compte de la variété des objectifs de l’éducation et d’adopter pour ceux-ci des pratiques efficaces qui seront dès lors différentes.

Tous les concepts et approches autour des styles d’apprentissage et des intelligences multiples reposent sur cette incohérence du subjectivisme. Nous avons des goûts culinaires et des goûts musicaux différents. Certaines de nos dimensions sont absolument subjectives. C’est là que se situe le piège du subjectivisme, pourquoi il nous attire. Il semble être la seule alternative qui saisit l’idée de notre point de vue, qui reconnait notre individualisme.

Il est possible d’avoir des points de vue et des avis divergents sur différentes questions. Mais il est également possible d’évaluer ces positions en fonction de critères objectifs. Les sciences cognitives sont formelles. Sauf troubles de l’apprentissage prononcés, tous les élèves apprennent le plus efficacement de la même manière, avec la même approche.

Nous construisons nos propres modèles subjectifs du monde qui nous entoure grâce à nos sens et à notre cognition. Mais nous partons tous de la même réalité objective. Bien que nos perceptions diffèrent, nous parlons généralement plus ou moins de la même réalité en matière d’éducation.



L’évitement de la dissonance cognitive au secours du subjectivisme

 
Lorsque nous traitons d’éléments qui correspondent à notre vision du monde, nous sommes assez conciliants.

À partir du moment où nous réfléchissons sur nos pratiques, il est presque inévitable qu’un conflit cognitif survienne. Nous sommes dès lors mis en difficulté. Le psychologue Leon Festinger l’a expliqué dans les années 1950 dans sa théorie de la dissonance cognitive. Il a suggéré que nous sommes programmés pour maintenir nos attitudes et nos croyances en harmonie.

Nous souhaitons conserver une cohérence cognitive. Tenter de maintenir deux pensées contradictoires en même temps à l’esprit nous fait éprouver un sentiment de dissonance profondément inconfortable.



La dissonance cognitive a un impact considérable sur la façon dont nous réagissons spontanément face à des individus qui ne partagent pas nos croyances les plus centrales. D’autant plus qu’ils défendent et argumentent pour d’autres croyances que nous ressentons comme dissonantes.

La situation est fréquente lorsqu’il s’agit de neuromythes ou de malentendus pédagogiques.

La dissonance cognitive possède une dimension douloureuse fondamentalement viscérale. Nous avons tendance à penser que ceux qui ne partagent pas nos idées doivent être ignorants, stupides, arrogants, insensés ou animés de mauvaises intentions.

Lorsque nous critiquons une idée à laquelle nos interlocuteurs tiennent, leur réaction standard est de nous faire remarquer que nous ne comprenons manifestement pas leur position. Lorsque nous prétendons présenter la preuve incontestable et logique de notre compréhension, nos interlocuteurs devenus nos opposants nous traitent alors comme si nous étions à côté de la plaque, infamants et donc dangereux.




La rencontre entre le changement de paradigme et l’aisance cognitive


… all knowledge, and especially the weightiest knowledge of the truth, to which only a brief triumph is allotted between the two long periods in which it is condemned as paradoxical or disparaged as trivial … life is short, and truth works far and lives long: let us speak the truth.

Arthur Schopenhauer, Die Welt als Wille und Vorstellung. Leipzig 1819

Comme le dit Schopenhauer, toute idée nouvelle, peu importe sa validation, si elle crée de la dissonance cognitive, rencontrera de la résistance, avant d’être, peut-être à terme, acceptée comme vraie.

Comme l’exprime, le philosophe allemand Arthur Schopenhauer (1788 – 1860), l’acceptation d’une nouvelle idée, passe par différentes étapes :
  • Dans un premier temps, elle est ridiculisée, rejetée, dénigrée comme insignifiante, ou attaquée durement.
  • À un moment donné, elle est brièvement reconnue dans toute sa valeur.
  • Par la suite acceptée, elle est rapidement considérée comme allant de soi, banale et triviale.

Si le processus d’acceptation d’une idée peut être lent et douloureux, avec de nombreux soubresauts, une fois celui-ci passé, elle devient banale. Ce dernier statut, qui peut être finalement décevant pour ses initiateurs qui ont affronté vents et marées est particulièrement intéressant. Il illustre un phénomène qu’on appelle l’aisance cognitive.

L’aisance cognitive est l’état d’esprit en situation d’absence de dissonance cognitive. Il s’agit d’un état particulièrement agréable pour notre mental et que nous tentons de conserver ou de récupérer lorsqu’il est mis en danger.

C’est la raison pour laquelle les idées inconnues qui nous plongent dans l’incohérence nous rendent méfiants et suspects. Par contre, dès la dissonance cognitive dissipée, une nouvelle idée acceptée devient familière. Elle induit un sentiment de reconnaissance et d’aisance : ce n’est pas une menace. Cette aisance est d’autant plus présente que l’idée est claire, limpide et d’utilité pratique pour nous. Elle devient tellement évidente qu’elle semble insignifiante.




Un effort de construction collective et éclairée de l'efficacité pédagogique à travers les communautés d'apprentissage professionnelles


Définir, établir, affiner, améliorer le choix de ses pratiques d’enseignement est une façon de se donner des objectifs en tant qu’enseignant, de trouver des sens, de se donner les moyens d’avancer et de développer son expertise. L’éducation fondée sur des données probantes constitue à la fois une base de connaissances, un compas, un éclairage et des références en matière de pistes potentielles de pratiques efficaces.

Le sens et le but ne vont se matérialiser que dans les pratiques que nous mettons explicitement en œuvre. La description de pratiques et d’approches fondées sur les données probantes nous offre une référence face à laquelle nous pouvons ajuster notre vision de la réalité. De la même manière, le fait de collaborer avec des collègues sur les pratiques concernées renforce la rétroaction. De cette façon, nous coopérons à la création d’une réalité partagée et construite.

Les pratiques fondées sur des données probantes et étayées par des théories bénéficiant d’un soutien empirique nous permettent de mieux voir la réalité et d’en faire une expérience profondément différente. Ce que nous sommes capables de voir à travers elles dans notre métier nous transforme et nous permet d’agir. L’enjeu des pratiques soutenues par des données probantes est de nous outiller efficacement dans ces démarches.

Il peut être utile de varier ses pratiques afin de répondre à l’hétérogénéité des classes. Cependant, des expériences d’apprentissage et des pratiques enseignantes éclairées par la recherche en éducation et fondées sur des données probantes sont essentielles. Elles seules ouvrent la garantie d’un accroissement de notre expertise et de notre efficacité. Leur adoption, leur adaptation, leur diffusion et l'obtention de l'impact escompté gagne à être collectif à l'échelle d'une école et à passé par des communautés d'apprentissage professionnelles.




Une base de connaissances professionnelles comme protection contre nos biais cognitifs et affectifs


Développer une base de connaissances professionnelles validée selon les principes d’une éducation fondée sur des données probantes contribue à amoindrir l’impact de nos biais affectifs et cognitifs sur nos pratiques d’enseignement.

Lorsque nous nous basons sur nos intuitions et nos expériences personnelles, non seulement nous ne profitons pas de l’acuité de modèles validés par des preuves, mais nous nous reposons sur des pensées et émotions biaisées. Nous sommes dès lors enclins à des erreurs d’interprétation dont nous n’avons pas conscience. Nous avons tendance à nous laisser guider par des croyances faussées.

Lorsque nous nous appuyons sur une structure logique sensée et validée, nous pouvons approfondir notre réflexion et mieux échapper à nos intuitions et à nos réactions émotionnelles.

Nous devenons plus aptes à développer des démarches réflexives, celles-ci nous permettent de progresser et de ne pas rester enfermés dans notre propre vision du monde. C’est d’autant plus utile lorsqu’un conflit cognitif survient et que nos croyances sont remises en question.

Prendre le pli de s’intéresser aux apports de l’éducation basée sur des données probantes nous offre la perspective de plus de rationalité en profitant des processus de validation scientifique. L’alternative n’est pas enviable, car elle équivaut à se reposer sur notre propre perception de soi ou sur les intérêts particuliers d’autres.

En conclusion, si varier les pratiques est désirable, il s’agit d’accompagner le processus d’un apprentissage professionnel qui permet de développer notre expertise d’enseignant. De plus afin de s’assurer que l’ensemble du processus soit utile, l’éclairage des données probantes est indispensable.




Mise à jour le 28/09/2022

Bibliographie


David Didau, What if everything you knew about education was wrong?, 2016, Crown House

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