dimanche 21 juin 2020

Le tableau blanc interactif, cheval de Troie de l’EdTech

Un tableau blanc interactif est un écran tactile installé dans une classe qui est connecté à un ordinateur. Un projecteur y est intégré et est utilisé pour afficher le bureau de l’ordinateur connecté sur l’écran du tableau blanc. L’écran du tableau blanc peut être contrôlé directement par l’enseignant ou un élève à l’aide d’un stylet ou du doigt humain.

(Photographie : Tyler Roste)



L’émergence rapide des classes virtuelles et interfaces numériques, le format de plus en plus digitalisé des manuels scolaires et l’adoption d’applications en ligne sont bien réels. Ils ont accompagné depuis une décennie une demande et une utilisation accrue de tableaux blancs interactifs en classe. Les apports sont évidents et permettent aux enseignants une meilleure utilisation de visuels pour venir compléter l’oralité d’un cours en classe.

Ces tableaux veulent offrir une expérience d’apprentissage attrayante, adaptable et conviviale, en phase avec leur époque. C’est un confort pour l’enseignant que pouvoir projeter ainsi des documents comme support d’enseignement. Ces dimensions sont à double tranchant, aux avantages viennent se coupler de nouveaux challenges afin d’obtenir une réelle plus-value et ne pas inclure d’éléments de distraction ou de surcharge cognitive.



Marché mondial et dimension illusoire de l’amélioration des résultats scolaires


Un rapport de Transparency Market Research (2019) indique que le marché mondial des tableaux blancs interactifs était évalué à 1,21 milliard de dollars en 2015. Cependant, il devrait décroitre à un taux de croissance annuel moyen de 8,7 % de 2016 à 2024, pour atteindre une valeur de 526,8 millions de dollars en 2024.

Pourquoi cette décroissance ? En réalité, il ne s’agit pas d’une disparition ou d’un manque de succès, mais d’un phénomène de substitution technologique rapide. Des écrans interactifs tactiles remplacent les tableaux blancs traditionnels à un rythme alarmant. Ces derniers ont le double avantage de fonctionner sans projecteur et d’avoir une durée de vie plus longue.

Ces deux facteurs qui diminuent les coûts et favorisent leur adoption. En effet, le coût d’un tableau blanc interactif constitue historiquement un frein réel à sa diffusion. L’argent qui y est investi n’est plus disponible ailleurs. Si certaines écoles le privilégient et le généralisent quasiment, d’autres sont nettement plus frileuses à son sujet. Par conséquent, certains enseignants en ont un accès par défaut, d’autres en ont un accès occasionnel (certains locaux en étant munis et d’autre pas) et certains enseignants n’y ont pas accès.

Cependant, même lorsqu’ils sont largement disponibles, l’expansion des tableaux blancs interactifs ne semble pas synonyme de progrès révolutionnaire. Il y aurait plusieurs raisons de déchanter :
  1. De nombreux pays développés ont fait de gros investissements dans les technologies de l’éducation et parmi elles, le déploiement de tableaux interactifs. Cependant, les données de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE, 2015) montrent que ces investissements n’ont entraîné aucune amélioration sensible des résultats scolaires. 
  2. D’autres recherches de l’OCDE (2016) montrent qu’au-delà d’un certain niveau, l’augmentation des investissements généraux dans l’éducation ne conduit pas non plus à des améliorations. Il n’y a pas de corrélation claire entre les dépenses par élève et les résultats de l’éducation. Tout miser sur le numérique n’est donc pas une situation miracle par défaut pour l’éducation. 
  3. Concernant plus spécifiquement le tableau blanc interactif, il n’existe pratiquement pas de recherche qui montrent clairement qu’ils améliorent les résultats scolaires mécaniquement. Par exemple, si la technologie est initialement bien accueillie par les élèves, toute augmentation de leur motivation semble de courte durée. Jusqu’ici, il semble que dans la majorité des cas, les tableaux blancs interactifs n’ont pas l’impact escompté sur les pratiques d’enseignement en matière d’amélioration de l’apprentissage des élèves. 

Comme le rapporte Dylan Wiliam (2015), une expérience grandeur nature s’est déroulée à Londres sur le sujet. Le secrétaire anglais à l’éducation, Charles Clarke, a été tellement séduit par le tableau blanc interactif qu’il a créé un fonds qui a permis de doubler le nombre de tableaux blancs interactifs dans les écoles londoniennes. L’impact net sur les résultats des élèves s’est révélé nul en matière de résultats scolaires.



Un cheval de Troie accélérateur de l’entrée du numérique en classe


Il semble que son expansion soit condamnée au profit des écrans interactifs tactiles ou marque toutefois un réel ralentissement. Toutefois, parmi les outils numériques en classe, le tableau blanc interactif est celui qui a le mieux tiré son épingle du jeu dans une perspective historique.

La force du tableau blanc interactif est qu’à la différence des tablettes, des smarphones et des ordinateurs portables, c’est qu’il s’impose. Quand on l’installe, c’est le tableau noir que l’on démonte et que l’on remballe. Il n’y a donc pas de retour en arrière aisé, l’enseignant n’a d’autre choix que de l’adopter.

Deuxièmement à la différence des petits écrans, le grand écran surdimensionné attire les regards et les centre vers le même point central et en ce sens constitue un facteur d’apaisement en classe. L’enseignant reste le maitre du jeu, il dirige ce que les élèves regardent. Il se substitue au tableau à craies sans imposer d’emblée un changement dans les pratiques pédagogiques mobilisées par les enseignants en classe.



Les nombreuses promesses d’un marketing efficace


Lors d’une première rencontrer et lors des premiers usages, les tableaux blancs interactifs sont des objets technologiques réellement fascinants pour les enseignants. Ils stimulent notre imagination par leurs possibilités multimédias et interactives.

Nous pouvons écrire dessus, interagir tactilement de différentes manières à travers une foison d’applications, faire apparaître des mots, des images, des schémas, des animations, des jeux interactifs ou de la vidéo à l’écran.

Ils présentent aussi la promesse de pouvoir enregistrer les notes inscrites au tableau pour un usage ultérieur. Des supports de cours préprogrammés permettent d’exploiter leur interactivité de différentes manières parfois bluffantes.

De même, ils offrent de même de larges pistes pour l’exploitation de mises en situation en classe, comme c’est le cas pour les escape games. L’introduction d’une dimension ludique ou attrayante s’accompagne de la promesse de stimuler la motivation et l’engagement des élèves. À ce titre, ils peuvent induire certains usages par leur facilité, ce qui ouvre parallèlement la question de l’efficacité de deux-ci.

Si les usages qu’en font certains enseignants peuvent être minimalistes, les tableaux blancs interactifs peuvent également être utilisés préférentiellement par les établissements d’enseignement comme ils sont promus par leurs fournisseurs pour :
  1. Accroître l’interaction et la coopération entre les élèves. 
  2. Stimuler l’intérêt des élèves en utilisant du contenu multimédia. 
  3. Permettre le stockage, la préparation, le sauvetage et la réutilisation de supports numériques pour l’enseignement et un apprentissage autonome ultérieurs. 
  4. Intégrer et interagir avec des interfaces numériques (smartphones, tablettes, ordinateurs portables) et des applications en ligne.

À première vue, le potentiel tel qu’on nous le vend semble important. Parallèlement, il semble ne pas se vérifier de manière générale une fois qu’il est évalué à travers son impact sur les résultats scolaires.



Les difficultés liées à l’exploitation des tableaux blancs interactifs en contexte de classe


Typiquement, les écoles peuvent faire le choix d’investir massivement dans l’achat de tableaux blancs interactifs ou d’écrans interactifs tactiles. Parallèlement, elles vont beaucoup moins s’engager et dépenser du budget dans l’accompagnement, la formation et le développement professionnels des enseignants liés à leur usage. Parfois, ceux-ci sont invités à s’autoformer ou ne reçoivent qu’une très courte initiation du fournisseur ou du promoteur. 

Lorsqu’ils sont formés par des technopédagogues, les aspects numériques et interactifs de ces outils vont devenir centraux. Cela ne va pas s’accompagner d’une réflexion en profondeur sur des usages efficaces plus généraux favorables à l’apprentissage des élèves, car nous sortons de la priorité mise sur leur utilisation concrète. 

Régulièrement, une fois en classe, malgré ces formations et la motivation initiale liée à l’innovation et les bonnes intentions, les tableaux blancs interactifs sont rarement utilisés dans toutes leurs potentialités.

Les fonctions les plus sophistiquées et les logiciels les plus spécialisés pour mettre en scène cette interactivité tombent souvent en désuétude. La conséquence est que l’usage du tableau blanc interactif se réduit souvent à des usages basiques :
  • Il est un support pour écrire, souvent moins fonctionnel qu’un tableau noir car de taille plus réduite.
  • Il est un écran blanc pour projeter des diapositives PowerPoint et des présentations non tactiles et non interactives.
  • Les propriétés tactiles sont souvent même désactivées afin d’éviter des interactions non désirées.
  • L’une ou l’autre spécificité interactive est conservée dans des usages ponctuels et ciblés.

De nombreux tableaux interactifs peuvent se retrouver ainsi réduits au rôle restreint de projecteurs de données lorsqu’ils ne sont pas tout simplement éteints. Ces mésusages expliquent également la bifurcation vers des écrans interactifs tactiles plus intuitifs, car reproduisant les interactions habituelles avec l’écran d’une tablette ou d’un smartphone.



Comment expliquer des promesses (marketing) manquées ?


Cette sous-utilisation peut pousser à rechercher un coupable et il y en a un tout trouvé. Une certaine proportion d’enseignants seraient des conservateurs dans l’âme, rétifs aux innovations pédagogiques et aux nouvelles technologies. 

Une part des enseignants seraient quelque peu paresseux, frileux à l’idée de sortir de leur zone de confort pour exploiter pleinement les atouts certains du numérique. Certains enseignants seraient forcément résistants et râleurs à l’idée de s’investir dans un apprentissage professionnel pourtant nécessaire pour rester en phase avec la modernité.

Le résultat serait que lorsqu’ils disposent d’une nouvelle technologie, ces enseignants se complairaient dans leurs routines et dans leurs automatismes préexistants. Ils l’utiliseraient par défaut comme ils le faisaient avec leurs outils précédents en classe qu’étaient le tableau noir et la craie.

Cette hypothèse comporte des failles. Notamment, si tel était le cas, les nouveaux enseignants échapperaient à cette problématique et adopteraient naturellement les nouvelles technologies telles que celles du tableau blanc interactif. Ce n’est pas le cas.

Peut-être, au contraire, que le mode d’utilisation du tableau blanc interactif pensé par ses concepteurs et favorisé pas ses promoteurs (et parmi eux ses formateurs technopédagogues) est bancal. En réalité, il serait actuellement inapplicable dans sa totalité en contexte écologique de classe. 

Ce modèle du tableau blanc interactif serait insatisfaisant au jour le jour, à la fois en matière de travail de préparation pour l’enseignant et d’efficacité pour l’apprentissage des élèves. Peut-être, tout simplement, que l’efficience promise n’est pas au rendez-vous de manière générale, mais plutôt seulement dans des usages spécifiques et étroits.

Un leitmotiv dans l’usage du tableau blanc interactif est d’inciter l’enseignant à permettre à ses élèves de l’utiliser. Ce principe marque une confusion entre l’activité physique de l’élève et le traitement cognitif. Le problème est également que si c’est éventuellement intéressant pour l’élève concerné, ça ne l’est pas pour tous autres, qui sont réduits à observer et attendre leur tour. Ils finissent par s’ennuyer et se laisser distraire avec un impact négatif sur leurs apprentissages. Interagir tactilement avec un écran interactif ou observer quelqu’un le faire n’implique pas nécessairement de traitement cognitif signifiant débouchant des apprentissages.

Une autre hypothèse pour expliquer l’adoption incomplète et minimale serait le rejet de la dimension numérique face à une conception de l’éducation qui privilégierait la relation, le contact d’humain à humain. Le côté digital induirait une distance qui se traduirait en une crainte de laisser aux ordinateurs la possibilité de jouer un rôle de plus en plus important au détriment de celui de l’enseignant, dépossédé de sa fonction première. 

Pourtant, nous pourrions émettre des doutes en apparence censés sur la véracité d’une telle hypothèse, car rien ne laisse supposer une spécificité des enseignants sur ce sujet. En effet, la technologie a un grand rôle à jouer dans d’autres domaines relationnels comme les contacts sociaux, les loisirs ou les soins de santé. Les mêmes enseignants ne marquent aucun rejet face à ces dimensions. Il serait dès lors peu probable que l’éducation soit si unique à ce point de vue qu’elle puisse être affectée par l’aspect numérique.

Mais l’expérience du COVID vient balayer cette hypothèse. Nous connaissons l’importance de la présence humaine dans l’apprentissage, l’enseignement hybride ou en distanciel se traduisant par une grande inefficacité.

Une hypothèse alternative serait qu’en tant qu’expert, l’enseignant vise certes l’efficacité, mais surtout l’efficience est cela de manière immédiate. Un frein à l’adoption des différentes potentialités des tableaux blancs interactifs est qu’elle demande un apprentissage alors que l’enseignant a déjà un travail très prenant en dehors de cela. Une transition vers un usage approfondi des tableaux blancs interactifs induirait le fait d’être moins efficace auprès de ses élèves durant un temps de maitrise complète. Un meilleur usage pourrait dès lors être obtenu à travers un meilleur développement professionnel. Mieux former les enseignants est une piste.

Cependant, le gain en efficacité, comme la recherche le montre, n’est pas toujours ni très clair, ni très net, ni très présent. S’il y a un gain minime d’efficacité, il est également à mettre en balance avec le coût de gestion et de préparation qu’il demande aux enseignants. Ce dernier est susceptible d’être plus important et donc de diminuer l’efficience du dispositif et l’efficacité de l’enseignement dans sa globalité.

Ainsi, souvent, dans ce cadre, le plus est l’ennemi du mieux. Nous demandons à l’enseignant un regain d’investissement. La marge gagnée peut ne pas en valoir la peine. Dans ce contexte, la tendance naturelle et pragmatique qui prédominera sera l’abandon de telles ambitions de progrès numérique, pour des usages certes minimalistes, mais fonctionnels et plus utiles à l’apprentissage des élèves.

De plus, l’enseignant peut avoir comme sensation que le caractère dynamique et interactif ajoute souvent de la distraction et une charge extrinsèque supplémentaire aux apprentissages de ses élèves. Celles-ci sont contreproductives à son enseignement, car elles font dérailler l’attention de ses élèves et diminuent leurs apprentissages. Le caractère dynamique doit surtout se trouver dans les têtes et sur les feuilles des élèves, tandis qu’ils pratiquent et s’engagent dans un traitement cognitif constructif plutôt que devant leurs regards ébahis ou lorsqu’ils manipulent.

À ce titre, nous pourrions émettre l’hypothèse d’un risque bien réel. Il n’est pas à exclure que des usages inadéquats d’un tableau blanc interactif puissent se révéler contreproductifs pour l’apprentissage d’élèves lorsqu’ils deviennent dominants dans les pratiques de l’enseignant. Cela peut arriver lorsque l’enseignant se consacre davantage sur les usages des nouvelles technologies interactifs que sur ce à quoi ses élèves devraient réfléchir pour mieux apprendre.



Conclusion


À ce jour, nous pouvons estimer raisonnablement que dans des conditions idéales, un tableau blanc interactif pourrait modifier la manière dont l’apprentissage se déroule et que la motivation des enseignants et des élèves pourrait être accrue.

Cependant dans un contexte de classe réel, il pourrait n’avoir aucun impact significatif ou mesurable sur les résultats des élèves, sauf dans le cadre d’apprentissages particuliers et de matières spécifiques.

Nous devons ajouter à la balance le coût de l’achat des tableaux blancs interactifs, de leur entretien et celui de la formation continuée des enseignants pour leur utilisation. 

De tels investissements semblent peu judicieux de manière massive par les écoles. L’installation d’un simple projecteur en classe s’avère probablement plus rentable et plus utile. Il y a lieu de s’interroger sur le coût d’opportunité des tableaux blancs interactifs.

De plus, s’il faut prévoir un développement professionnel conséquent pour accompagner un usage optimal des tableaux blancs interactifs, cela pose question. Il est opportun de se demander si le même nombre d’heures de formation pourrait être plus utile et plus rentable, utilisé pour d’autres questions pédagogiques.

Les tableaux blancs interactifs semblent s’accompagner raisonnablement de multiples promesses non tenues telles qu’avancées par les entreprises commerciales qui les fournissent et par les différents intermédiaires qui profitent des retombées. 

Une promesse toutefois est tenue. Ils peuvent être vus comme un cheval de Troie pour l’EdTech. Ils sont l’interface et le cordon ombilical nécessaire et indispensable au développement de toutes les applications en ligne, car une interface est indispensable avec la classe. À ce titre, il n’est guère étonnant de voir en parallèle à l’expansion de l’usage des tableaux blancs interactifs tout l’engouement autour d’approches telles que les escape games et les classes inversées. Ceux-ci peinent tout autant à apporter des preuves de leur efficacité à ce jour. 

Mise à jour le 12/09/2022

Bibliographie


Daisy Christodoulou, Teachers vs. Tech?, 2020, Oxford

Transparency Market Research, Interactive Whiteboard Market, 2019,
https://www.transparencymarketresearch.com/interactive-whiteboard-market.html

OECD (2015), Students, Computers and Learning: Making the Connection, PISA, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264239555-en.

OECD (2016), PISA 2015 Results (Volume II): Policies and Practices for Successful Schools, PISA, OECD Publishing, Paris, https://doi.org/10.1787/9789264267510-en.

Dylan Wiliam, Embedding Formative Assessment, 2015, Learning Sciences International

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