mardi 28 mars 2023

Égalité, justice et équité dans la mise en œuvre des pratiques d’évaluation

Le Cnesco a organisé une conférence de consensus sur l’évaluation en classe, au service de l’apprentissage des élèves, les 23 et 24 novembre 2022. L’ensemble de rapports, notes et recommandations est maintenant disponible en ligne.

(Photographie : Jacky Hawkeswood)



Voici la suite de l’exploration du rapport scientifique de synthèse (Lafontaine & Toczek-Capelle, 2023) avec un article consacré à l’égalité et à la justice scolaire dans le cadre de l’évaluation.



Deux modèles de la justice en contexte scolaire


Différents modèles ou conceptions de l’égalité, de l’équité et de la justice face à l’évaluation existent. 

Si nous prenons l’angle de la justice, les auteurs s’accordent (Crahay & Lafontaine, 2012) pour distinguer deux grands modèles de la justice : 
  • Une justice méritocratique : 
    • Il est considéré comme juste que chacun reçoive, soit rémunéré ou noté selon ses mérites. Le principe de droit sous-jacent à ce modèle méritocratique peut s’énoncer : à aptitudes égales, chances de formation égales (Crahay, 2012). 
    • Les élèves qui font mieux ou plus vite sont mieux notés, valorisés, ceux qui ont des difficultés, sont sanctionnés, etc. 
    • Elle est étroitement liée à la fonction de sélection de l’école.
  • Une justice corrective ou compensatoire : 
    • Il est considéré comme juste de tenter de corriger les inégalités de départ, d’éviter de les accroître ou tenter de les réduire, de donner plus aux moins nantis ou plus fragiles, etc. 
    • Elle est étroitement liée à la fonction de formation de l’école.


Le modèle de l’égalité des chances 


Ce modèle est le plus répandu et est communément admis. Il a joué un rôle central dans la généralisation de la scolarité obligatoire. Il s'impose durant durant le XIXe siècle alors que l'obligation scolaire se répand à travers les pays les plus riche.

Il se rattache au modèle de justice méritocratique et est fortement axé sur l’égalité des chances d’accès à différents parcours. 

À aptitudes égales, chaque élève a le droit d’accéder aux différentes formations. L’origine sociale ou ethnique, le genre, les revenus, etc. ne peuvent constituer des obstacles dans l’accès à l’éducation. Même les pauvres, s'ils en ont les capacités, doivent accéder aux meilleures écoles ou aux meilleures filières.

Pour pouvoir accéder aux cursus les plus avancés, il faut être méritant : être bon élève, en vouloir, faire des efforts, etc. La méritocratie est une composante essentielle du modèle de l’égalité des chances. 

Une composante de ce modèle est l’idéologie du don ou une conception fixiste de l’intelligence. Chacun doit pouvoir se développer sans entraves en fonction de ses potentialités naturelles, pouvoir accéder à ce pour quoi il est fait ou prédestiné, aller au bout de ses possibilités. 

Selon cette conception, les capacités sont différentes ou inégales dès le départ, les élèves sont plus ou moins doués intellectuellement ou manuellement. Ce modèle est mis en avant dans les débats qui opposent les partisans d’une orientation précoce plutôt que tardive vers des filières techniques et professionnelles. 

L’idée de justice méritocratique s’appuie sur la théorie de l’égalité des chances. Cependant, les élèves ne sont pas égaux face à l’école et ses attendus. En ne les corrigeant pas, l’école accentue le déterminisme social.


Le modèle de l’égalité de traitement 


Le modèle de l'égalité de traitement est apparu, selon Crahay (2012), durant le XXe siècle, en réaction à l'existence de deux ordres d'enseignement en France :
  • Un ordre primaire, commençant à l'école primaire et se poursuivant après 14 ans dans des écoles primaires supérieures conduisant au brevet
  • Un ordre secondaire (fréquenté majoritairement par les enfants issus de la bourgeoisie) commençant dans les classes élémentaires des lycées et conduisant à I'enseignement supérieur.
La France est passée à un système d'enseignement voulant offrir le même enseignement aux élèves de 6 à 15 ans. 

Cette préoccupation d'une égalité de traitement amène au développement d'une offre d'enseignement la plus similaire possible pour les élèves. La traduction opérationnelle de cette conception trouve sa réalisation dans la mise en œuvre d'un tronc commun aussi long que possible et pour tous.

Au modèle de l’égalité des chances venir s’ajouter ou se substituer un modèle d’égalité de traitement.  Les deux conceptions ne sont pas contradictoires. Il est possible de prôner l’égalité de traitement jusqu’à la fin d’une filière commune, puis l’égalité des chances après.
 
Les défenseurs de cette conception défendent le modèle de l’école unique et du tronc commun. La généralisation d’évaluations externes obéit aussi à ce type de conception. Le principe est que chaque élève soit mis sur un pied d’égalité.

Réaliser cet idéal d’égalité de traitement suppose une homogénéisation, une standardisation, une politique assez centralisée de gestion, de contrôle et de régulation.

La principale critique formulée à l'égard du modèle de l'égalité de traitement est qu'il n'empêche pas les inégalités de réussite. Pour Crahay (2012), en considérant tous les élèves comme égaux en droit, l'école] se montre indifférente aux inégalités de départ. Elle légitime les capacités inégales construites antérieurement dans le milieu familial.



L’égalité des acquis ou de résultats 


Les limites du modèle de l’égalité de traitement amènent à viser une égalité de réussite ce qui amène au modèle de l'égalité des acquis. 

Le modèle de l’égalité des acquis vise à organiser l'enseignement en fonction d'objectifs à atteindre par tous (Crahay, 2012). Il est incompatible avec le modèle de l’égalité de traitement et avec celui de l'égalité des chances. 

Il trouve ses fondements dans des recherches en sciences de l’éducation datant des années 1960, chez Bloom (et col., 1971) et Carroll (1963), qui ont fondé l’évaluation formative et la pédagogie de maitrise. 

Il est en lien avec le postulat d’éducabilité : tous les élèves sont capables de maitriser des objectifs d’apprentissage fixés pour autant qu’on leur accorde le temps nécessaire à cet effet et un enseignement de qualité. 

Dans le modèle de Carroll, l’aptitude de l’élève ne prédit pas le niveau qu’il peut atteindre (comme dans le modèle d’égalité des chances), mais le temps qui sera nécessaire pour parvenir au but. 

Degré d′apprentissage = Temps consacré/Temps nécessaire

Selon ce postulat, il n’existe pas de don ou d’aptitude naturelle qui ne soit pas modifiable, pas d’intelligence qui ne puisse être développée. 

La pédagogie de la maîtrise est basée sur le principe selon lequel le degré de maîtrise d'une compétence atteint par un élève « est tributaire de l'adéquation entre, d'une part, les opportunités éducatives mises à sa disposition et, d'autre part, le temps et la guidance dont il a besoin en fonction de ses caractéristiques cognitives et affectives au moment d'entamer l'apprentissage » (Crahay, 2012). 

Le modèle d’égalité des chances correspond à un enseignement magistral : 
  • Il est imprégné d’une conception fixiste de l’intelligence.
  • Le temps consacré à l’enseignement est à peu près le même pour tous les élèves d’une classe.
  • Le temps nécessaire pour acquérir un savoir ou une compétence est variable selon les individus.
  • Dès lors, les acquis des élèves varient en fin d’apprentissage en fonction de leurs investissements.
  • Chacun élève a sa chance, mais certains sont mieux équipés pour s’en saisir. L’inégalité de résultats n’apparaît donc pas comme injuste. 
Le modèle d’égalité des acquis correspond à la pédagogie de maitrise :
  • Il s’appuie sur une conception incrémentale de l’intelligence. 
  • L’enseignant fixe un objectif d’apprentissage constant que tous doivent atteindre, et le temps pour y parvenir va varier. 
  • C’est l’égalité de résultats qui est visée. 
Le modèle de Carroll est à l’origine des pratiques pédagogiques de différenciation. Les pratiques d’évaluation formative, ainsi que la rétroaction sont les principaux instruments de cette différenciation. Ils aident à poser un diagnostic dans l’optique de différencier.

Le modèle d’égalité des acquis se rattache à une conception corrective de la justice et est aussi au fondement de toutes les politiques compensatoires. 

Ces politiques compensatoires consistent à rompre avec une stricte égalité de traitement. Elles donnent davantage et assurent de meilleures conditions ou occasions d’apprendre à ceux qui ont moins au départ, tout cela dans le but de les amener au même résultat, la maitrise des savoirs essentiels ou des socles communs. 

Il s’agit de prendre en compte les différences et tenter de les corriger, notamment par une évaluation bienveillante. Sans cela nous ne pourrons que déplorer une amplification des inégalités (Crahay, Baye, Lafontaine, Fagnant & Monseur, 2013). Cette évaluation doit être formative, constructive et critériée pour être compensatoire. 




Un système de soutien à différents niveaux



L’enjeu est d’articuler une évaluation soutien d’apprentissage à un modèle d’égalité des résultats qui fait la part belle aux dimensions formatives, constructives et critériées.

Dans cette optique, le modèle du système de soutien à différents niveaux (précédemment également appelé réponse à l’intervention) propose une approche qui se veut plus systémique (Coertjens, 2023).

Développé au début des années 2000, ce modèle a été développé en combinant une évaluation des élèves (suivi des progrès) et un soutien différencié pour amener un maximum d’élèves à la réussite. 

Le système de soutien à différents niveaux comporte trois niveaux d’intervention :
  • Le premier niveau correspond à l’enseignement de base dispensé à toute la classe. Pour beaucoup d’élèves, voire pour tous, celui-ci est suffisant pour faire acquérir un nouveau contenu.
  • Pour un certain nombre d’élèves toutefois, cela ne suffira pas. Un enseignement plus ciblé sera nécessaire. Il s’agira de réexpliquer, d’aborder la matière autrement, ou de faire plus d’exercices. C’est le niveau 2 du modèle : cette intervention se fait généralement en petits groupes.
  • Pour une minorité d’élèves, une intervention encore plus soutenue sera nécessaire. Cette dernière correspond au niveau 3 et se fait généralement de manière individualisée.
Chaque classe étant différente, la proportion d’élèves nécessitant des interventions de niveaux 2 et 3 est variable, il n’y a pas de norme en la matière. Comme ce type d’intervention nécessite un suivi en petits groupes (niveau 2) ou individualisé (niveau 3), il faudra faire appel à d’autres intervenants que le titulaire de la classe pour l’aider à organiser les interventions spécifiques. 

Le système de soutien à différents niveaux repose sur un travail d’équipe, l’aide d’autres enseignants, voire le recours à des spécialistes.

Il nécessite également un système d’évaluation formative pour déterminer quels élèves ont besoin d’un soutien de niveau 2. Pour cela, le niveau de compétence de tous les élèves est mesuré plusieurs fois par an en utilisant un test standardisé élaboré par des experts externes. 

Ces tests permettent de faire un état des acquis de chaque élève. Cependant, ces résultats ne sont utilisés que pour déterminer le meilleur accompagnement possible pour chaque élève.

Quand des élèves ont été identifiés comme nécessitant un soutien de niveau 2, les évaluations se font plus régulières et plus spécifiques. Elles portent sur de plus petites unités d’apprentissage et s’articulent plus étroitement à ce qui a été enseigné ou travaillé avec les élèves. Il s’agit d’évaluations formatives plus classiques qui viennent soutenir l’apprentissage. 

L’originalité de ce modèle est qu’il articule étroitement deux éléments :
  • D’un côté, il y a des évaluations diagnostiques visant à identifier les élèves « à risque » pour lesquels l’enseignement de base ne suffit pas. 
  • De l’autre côté, il y a la mise en place d’interventions ciblées dites de niveau 2 (menées en petits groupes) et de niveau 3 (menées individuellement). 
La visée explicite du système de soutien à différents niveaux est de conduire un maximum d’élèves à la maitrise des savoirs et connaissances fondamentaux, dans une optique de pédagogie de la maitrise conforme au modèle de Carroll. C’est une approche emblématique du modèle de l’égalité des acquis : les élèves en difficulté ou à risque reçoivent un soutien supplémentaire et différencié en fonction des besoins diagnostiqués par des évaluations régulières. 

Cinq méta-analyses ont été publiées sur le système de soutien à différents niveaux entre 2017 et 2021. Parmi celles-ci, trois portent spécifiquement sur la mise en place des interventions à trois niveaux. Les méta-analyses portant sur l’efficacité de la mise en place d’un soutien de niveau 2 montrent que celle-ci améliore les résultats en lecture dans l’enseignement primaire. Les tailles d’effet moyennes sont faibles à modérées (respectivement 0,24, 0,36 et 0,38). Une seule méta-analyse a examiné l’efficacité du soutien individualisé de niveau 3. L’effet moyen est 0,41. Ce soutien est efficace pour aider à apprendre à lire aux élèves en primaire pour lesquels les niveaux 1 et 2 n’ont pas suffi. Même si des recherches supplémentaires sont nécessaires, les premières méta-analyses consacrées à l’efficacité de ce modèle donnent des résultats prometteurs. 



Une évaluation soutien d’apprentissage comme changement de paradigme


L’évaluation soutien d’apprentissage vise à soutenir chaque élève dans ses apprentissages. Elle vise à amener un maximum d’élèves à la réussite plutôt que de sélectionner les meilleurs ou à trier et orienter les élèves vers des parcours différenciés.

Le passage d’une évaluation des apprentissages à une évaluation soutien d’apprentissage représente un changement de paradigme.

L’évaluation soutien d’apprentissage fait face à un système éducatif qui présente des caractéristiques susceptibles d’entrer en tension avec cette nouvelle conception de l’évaluation. Ces caractéristiques sont à la fois de l’ordre des croyances et des conceptions, ainsi que de l’ordre de la disponibilité des ressources et de leur utilisation.

Les évaluations ne sont pas seulement des méthodes ou des pratiques, mais elles s’insèrent dans un ensemble cohérent de représentations sur les fonctions et les valeurs de justice de l’école.

Le modèle de l’égalité des acquis ou des résultats correspond au principe de l’évaluation soutien d’apprentissage. Il est en tension avec les modèles de l’égalité des chances et des traitements.

Autin, Batruch et Butera (2015) ont réalisé une enquête par questionnaire auprès d’étudiants du supérieur. Ils ont mis en évidence que plus les participants percevaient le système éducatif comme ayant un rôle de sélection, plus ils percevaient l’évaluation normative comme une méthode utile et à utiliser. 

Amener les enseignants à évoluer vers une évaluation au service de l’apprentissage n’est donc pas un simple changement de pratique ou de méthode. C’est aussi un changement de la conception faite de la justice, de l’égalité, de l’équité et de la capacité des élèves à apprendre. 

Néanmoins, ce changement n’est pas un préalable au changement de pratique ou à une modification des conceptions, mais l’accompagne. 

Ignorer cette intrication entre pratiques, fonctions de l’évaluation d’une part, modèles de l’égalité, conceptions de la justice et de l’apprentissage d’autre part serait une grave erreur. Renforcer l’évaluation au service de l’apprentissage représente un double changement, de pratiques et de culture. 


Mis à jour le 20/12/2023

Bibliographie


Lafontaine, D. & Toczek-Capelle, M.-C. (2023). L’évaluation en classe au service de l’apprentissage des élèves : rapport de synthèse. Cnesco-Cnam. 

Crahay, M., & Lafontaine, D. (2012). Pistes pour une école juste et efficace. In M. Crahay (Éd.) L’école peut-elle être juste et efficace ? De l’égalité des chances à l’égalité des acquis. (pp. 455-480), De Boeck. 

Calone, A., & Lafontaine, D. (2023). L’impact des différents types de feedbacks en contexte de classe. Cnesco-Cnam. 

Crahay, M. (2012). Quelle justice pour l’école de base. In M. Crahay. L’école peut-elle être juste et efficace ? De l’égalité des chances à l’égalité des acquis. (pp. 37-89). De Boeck. 

Bloom, B. S., Hasting, J. T., & Madaus, G. F. (1971). Handbook on formative and summative evaluation of student learning. McGraw-Hill. 

Carroll, J. B. (1963). A Model of School Learning. Teachers College Record, 64(8), 1—9. https://doi.org/10.1177/016146816306400801

Crahay, M., Baye, A., Fagnant, A., Lafontaine, D. & Monseur, C. (2013). Citoyens engagés : quelles écoles pour tous ? État de la question. Institut Emile Vandervelde. Fédération Wallonie-Bruxelles. 

Coertjens, L. (2023). Comment l’évaluation peut-elle soutenir un suivi des progrès qui permette à tous les élèves d’apprendre ? dans Conférence de consensus du Cnesco l’évaluation en classe, au service de l’apprentissage des élèves : Notes des experts (pp. 101-114). Cnesco-Cnam. https://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2023/03/Cnesco-CC-Eval_Notes-des-experts.pdf

Autin, F., Batruch, A., & Butera, F. (2019). The function of selection of assessment leads evaluators to artificially create the social class achievement gap. Journal of Educational Psychology, 111, 717–735. https://doi.org/10.1037/edu0000307

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