jeudi 10 mai 2018

La difficulté du point de vue scientifique sur l'éducation

Il y a un consensus sur lequel les enseignants semblent s’accorder pour converger, du moins en Belgique. C’est celle d’une déconnexion régulièrement ressentie entre la formation initiale et continuée et la réalité quotidienne de la profession d’enseignant.


(Photographie : Courtney Hibberd)




En effet, jusqu’à preuve du contraire, l’idéologie dominante qui baigne la formation des enseignants est le constructivisme.

S’il est certain qu’un enseignant entendra parler de pédagogie de projet ou de classe inversée, il est moins certain qu’il sera sensibilisé à l’enseignement explicite ou aux autres formes de pratiques efficaces.

Ces approches empreignent bien évidemment le développement professionnel des enseignants où elles se retrouvent associées à d’autres propositions de pratiques et d’approches régulièrement dénuées de tout fondement scientifique et relayant parfois des neuromythes ou des malentendus pédagogiques. 

Il est assez curieux d’observer qu’un système aux missions pourtant cruciales pour la société n’œuvre pas d’emblée ou avec rigueur à son amélioration. 



Raisons du paradoxe


Nous pouvons nous interroger sur les raisons de l’existence de ce paradoxe et en évoquer quelques raisons potentielles : 

Le champ international de la recherche sur les connaissances des enseignants est très divisé :
  • Il est éclaté en disciplines et théories multiples qui ne sont pas encore parvenues à s’unifier autour d’une vision commune de la connaissance professionnelle propre aux enseignants. 
  • Le résultat en est une cacophonie ambiante faite de débats animés par des spécialistes et des experts plus ou moins établis ou plus ou moins autodéclarés, que nombre d’enseignants tendent à déserter ou à ignorer complètement. 
  • Régulièrement, ce que propose la formation continuée est tellement déconnecté des problématiques concrètes rencontrées par les enseignants sur le terrain. Elle ne génère que rarement de la motivation à y participer et à s’y engager de manière délibérée. Elle ne cherche pas à évaluer son impact réel.

Il est très difficile d’isoler la question des connaissances des enseignants des autres dimensions du parcours de l’enseignant :
  • Les dimensions du parcours de l’enseignant sont :
    • Sa formation initiale
    • Le développement de son identité professionnelle
    • Sa carrière et son expérience
    • Son développement professionnel
  • Les conditions de travail ou les tensions et enjeux socio-éducatifs marquant la profession viennent s’additionner. 
  • Les caractéristiques culturelles et historiques des institutions scolaires où travaillent les enseignants.
  • Les contenus des programmes scolaires et leurs présupposés idéologiques ont également leur influence.
De plus, les enseignants sont trop préoccupés par les tensions et urgences quotidiennes qui forment la toile de fond de leurs activités habituelles. Chaque jour, chaque semaine, chaque mois, chaque période apporte son lot de tâches et de contraintes, remplissant les emplois du temps. Il peut être compliqué de prendre du recul pour se pencher sur des questions plus globales et concevoir de nouvelles manières de faire. 

Le danger est que de nombreuses questions professionnelles qui concernent les enseignants finissent par leur échapper et être sous-traitées par la formation continuée et d’autres intervenants extérieurs. La conséquence est que les propositions qui reviennent aux enseignants sont souvent déconnectées de la réalité du terrain.

Les compétences des enseignants ne sont pas une somme de savoirs ou de savoir-faire aisément isolables comme autant de paramètres sur lesquels nous pouvons agir simplement :
  • Elles constituent des savoirs intégrés aux pratiques enseignantes quotidiennes. 
  • Elles reposent sur des routines et des connaissances enracinées dans le travail et le vécu des enseignants. 
  • Elles s’appuient sur l’acte même d’enseigner, qui est avant tout social et inclut la complexité des relations humaines, dans le cadre très particulier d’un enseignant face à un groupe important d’élèves. 
  • Tous ces différents paramètres sont entrelacés et rentrent en synergie et en interaction. 
  • Faire le lien avec la théorie demande de l’abstraction et des conditions qui la permettent et la favorisent :
    • Cette abstraction n’est pas forcément naturelle, ou aisée, car les enjeux ne sont pas nécessairement toujours clairs.
    • De plus, l’abondance de croyances et le poids des opinions sur l’enseignement sont propices à la relativité et au sentiment d’impuissance.

Les connaissances des enseignants sont largement déterminées par le contexte des interactions qu’ils partagent avec leurs élèves :
  • De ce point de vue, nous pouvons dire que ce sont des connaissances qui ne portent pas sur des objets ou des procédures techniques, comme cela peut être le cas pour des ingénieurs, par exemple. 
  • Les connaissances des enseignants s’adressent plutôt à des sujets humains. Un enseignant est un individu face à une vingtaine, une trentaine d’autres. Il porte en lui des missions dictées par les programmes et des responsabilités éducatives. Il doit répondre à des questions d’éthique professionnelle.

Ce que l’école apprend aux élèves et comment elle va concrètement procéder, n’est pas seulement une question pédagogique ou scientifique : 
  • Derrière l’acte d’enseigner se trouvent des enjeux normatifs, éthiques, culturels et politiques, donc parfois idéologiques. 
  • L’acte d’enseigner est inscrit dans un contexte, nous remplissons un rôle, une case, nous jouons ce rôle, fait de devoirs et de pouvoirs. 
  • Nous appartenons à un réseau ou à une organisation, à une culture et à une tradition. 

Dès lors, il est difficile de penser l’enseignement comme d’un acte isolable et purement conceptuel dans ses différentes dimensions.



Les données probantes existent


L’utilisation politique des données et des théories probantes semble parfois n’entretenir aucun rapport logique et rationnel. Les choix politiques investissent régulièrement dans des directions dont nous pouvons être légitimement certains qu’elles ne fourniront pas les résultats escomptés, car la recherche a déjà clairement établi des conclusions contraires.

Par conséquent, nous ne pouvons pas confondre l’ordre des vérités scientifiques avec l’ordre des choix et décisions politiques qui répond souvent à un agenda distinct.

Le pouvoir politique est libre de faire ce qu’il veut des connaissances scientifiques en éducation, que ce soit en usages et mésusages potentiellement contraires aux preuves scientifiques les mieux établies. Il est victime du relativisme.

Les écoles ne sont pas des organisations scientifiques. Ce sont avant tout des institutions sociales et politiques orientées par des missions complexes. Ces missions sont parfois contradictoires, des idéologies jusqu’aux croyances, entre rapports de force et blocages corporatistes. Des hiérarchies se créent. Des luttes de pouvoir se manifestent autour de la répartition des enveloppes budgétaires et du maintien de privilèges acquis ou des traditions.

Il existe des données et des théories relativement fiables en éducation. La question est de savoir qui va les utiliser et à quelles fins. En règle générale, le problème et sa résolution restent essentiellement plus politiques que scientifiques.



Mis à jour le 15/01/22

Bibliographie


Tardif, M. (2013). « Où s’en va la professionnalisation de l’enseignement ? ». Tréma, Revue internationale en sciences de l’éducation et didactique, Université de Montpellier, n° 40, décembre 2013, p. 43-60.

Tardif, Maurice « DE L’USAGE POLITIQUE DES DONNÉES SCIENTIFIQUES » (2017) http://plus.lapresse.ca/screens/a913a92c-9428-4b96-bc53-75bae0704f91%7C_0.html

Jarraud, François. Maurice Tardif : Résister à l’école à deux vitesses (2017) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2010/11/1211MauriceTardif.aspx

0 comments:

Enregistrer un commentaire