lundi 20 juillet 2020

Pourquoi est-il si difficile de rester rationnel sur des questions de pédagogie ?

Dans un monde idéal, il semblerait naturel d’opter pour des pratiques enseignantes éclairées objectivement par une recherche rationnelle. S’appuyer sur des données probantes nous aiderait à développer une expertise professionnelle large, cohérente, structurée et intégrée. La réalité est fort différente.

(Photographie : Kinu)


Différentes disciplines nous alimentent en idées, concepts, modèles et théories sur la pédagogie. La nécessité de clarifier nos conceptions, de dissiper le flou, de mettre en évidence des contradictions et des positions erronées est une entreprise relativement commune, récurrente et cyclique dans les débats entre enseignants. Mais elle est difficile à mettre en œuvre.

Comment comprendre ces difficultés ? Voici une synthèse personnelle de deux articles de Daniel T. Gilbert et ses collègues (1990, 1993) sur les processus de clarification des conceptions.



Le principe de la rationalité cartésienne


La rationalité cartésienne est le fait de peser le pour et le contre dans les décisions que nous prenons, tout en gardant les pieds sur terre. Nous pouvons accéder à la connaissance universelle par la raison.

Selon le philosophe français René Descartes (1596 – 1650), si nous souhaitons connaître la vérité, il ne faut pas croire une affirmation avant d’avoir trouvé des preuves qui la justifient. C’est la règle cardinale de la science. Un chercheur peut envisager n’importe quelle hypothèse, mais ne peut y croire que si l’hypothèse considérée est soutenue par les faits.

L’injonction selon laquelle il faut contrôler ses croyances est fondée sur l’hypothèse que l’on peut contrôler ses croyances. Selon l’hypothèse cartésienne, nous ne sommes pas obligés de croire tout ce que nous lisons ni tout ce que l’on nous dit.

Le philosophe britannique John Stuart Mill (1806 - 1873) a affirmé que les gens ne peuvent avoir de vraies croyances que lorsque la société permet à toutes les idées — vraies ou fausses — d’être exprimées, examinées et débattues. Il a contesté l’affirmation courante selon laquelle si les idées fausses sont autorisées à s’exprimer librement, les gens seront alors séduits de croire ce qu’ils ne devraient pas. 

Il a fait valoir qu’il y a des avantages évidents à laisser circuler des idées fausses :
  • Par exemple, elles peuvent avoir un grain de vérité, elles peuvent forcer la personne qui les rejetterait à voir la vérité plus clairement. 
  • Aucun préjudice ne peut être causé en permettant à de fausses doctrines d’entrer sur le marché des idées. En effet, une personne éduquée sera capable de choisir d’accepter ou de rejeter les idées avec lesquelles elle est en contact.

Tout comme le canon de Descartes est devenu le principe essentiel de la science moderne, l’explication de Mill de ce canon est devenue un principe essentiel de la démocratie moderne.

La question que s’est posée Daniel Gilbert (et coll., 1990, 1993) est de savoir si l’hypothèse psychologique derrière ces idées est correcte :
  • Les individus peuvent-ils examiner une idée et passer simplement à côté s’ils la trouvent insuffisante ? 
  • Les individus sont-ils capables du scepticisme qu’exigent apparemment la bonne science et la liberté d’expression ?




Le modèle de Descartes


Descartes considérait la compréhension et la croyance comme des opérations psychologiques séparées et séquentielles. La croyance s’accompagnerait d’une obligation morale de ne pas y accéder à moins qu’il n’y ait une justification à le faire.

L’apprentissage exige que :
  • Les individus prêtent attention au message.
  • Acquièrent une certaine compréhension des nouvelles croyances que le contenu du message propose. 
  • Si le message possède des arguments convaincants, l’acceptation de sa conclusion et un changement d’attitude suivront pour l’individu concerné.

Dans un premier temps, les gens comprennent un message. Ensuite, ils peuvent l’accepter et y croire, ou le rejeter.




Le modèle de Spinoza


Baruch Spinoza (1632 - 1677), philosophe néerlandais, n’a pas accepté la doctrine de Descartes et a soutenu que comprendre et croire sont simplement deux mots pour la même opération mentale.

Selon Spinoza, les gens croient chaque affirmation qu’ils comprennent, mais ils ne croient pas rapidement les affirmations qui sont en contradiction avec d’autres faits établis.

Pour Spinoza, la simple compréhension est une fiction psychologique. Selon Spinoza, l’acte de compréhension est l’acte de croyance. Dès lors, les gens sont incapables de refuser d’accepter ce qu’ils comprennent.

Ils peuvent changer d’avis après avoir accepté les affirmations qu’ils comprennent, mais ils ne peuvent pas empêcher leur changement d’avis au contact de ces affirmations.

L’acceptation peut donc être un acte passif et inévitable, tandis que le rejet peut être une opération active qui défait l’acceptation passive initiale.

D’après Daniel Gilbert et ses collègues (1990), selon le modèle de Spinoza, toutes les informations, vraies ou fausses, sont acceptées lors de la phase de compréhension. Ensuite, les fausses informations sont déterminées comme inacceptables.

C’est-à-dire que lorsque nous sommes confrontés à une idée, par défaut pour la comprendre nous allons l’accepter, y croire, lui accorder notre foi. Nous pouvons alors déterminer éventuellement qu’elle est fausse et les rejeter.

Le point de vue de Spinoza est que nous pouvons croire à l’impossible afin de comprendre, avant que sa plausibilité ne soit calculée. Nous avons le pouvoir d’approuver, de rejeter et de suspendre notre jugement, mais seulement après avoir cru aux informations auxquelles nous avons été exposés.

La figure ci-dessous (Gilbert, 1990) résume ce que les modèles de Descartes et Spinoza prévoient pour les propositions erronées : 




Une utilité perceptive évolutionniste


Daniel Gilbert et ses collègues (1990) citent le philosophe écossais Thomas Reid (1710–1796) :

When I perceive a tree before me, my faculty of seeing gives me not only a notion or simple apprehension of the tree, but a belief of its existence, and of its figure, distance, and magnitude; and this judgment or belief is not got by comparing ideas, it is included in the very nature of the perception. 

L’acceptation automatique des représentations perceptuelles semble prudente du point de vue de l’évolution. Un organisme qui mettrait en question, analyserait et évaluerait logiquement la validité de chacune de ses perceptions trouverait probablement presque impossible d’utiliser ces perceptions avec suffisamment d’opportunisme pour survivre et optimiser l’usage de son environnement.

Il est dans la nature même de la perception de la réalité physique que l’acceptation d’une représentation, ou la croyance en celle-ci devraient précéder l’évaluation rationnelle de la validité de cette représentation. L’information communiquée à une personne par une autre peut ne pas être très différente de l’information qu’une personne reçoit directement par les sens.

En effet, l’existence d’illusions d’optique prouve que nos sens peuvent nous tromper. Plus important encore, elles montrent aussi comment les processus inconscients que nous utilisons pour construire une réalité interne à partir de données sensorielles brutes peuvent déraper.




L’effet de l’interruption du traitement de conceptions


Les modèles de Descartes et Spinoza vont diverger lorsqu’une perturbation intervient alors qu’un individu est confronté à une nouvelle idée et empêche celui-ci d’en terminer le traitement :
  • Selon Descartes, l’individu ne va pas croire la nouvelle idée, qu’elle soit fausse ou vraie. 
  • Selon Spinoza, lorsqu’un événement quelconque empêche une personne de défaire son acceptation initiale, elle va continuer à croire à l’affirmation, même si elle est manifestement fausse.

Le modèle de Spinoza prévoit que l’interruption :
  • Empêcherait les sujets de ne pas croire les affirmations dont ils accepteraient automatiquement la compréhension, ce qui les amènerait à déclarer que les fausses affirmations seraient vraies.
  • N’amènerait pas les sujets à déclarer que les vraies affirmations seraient fausses.

Par exemple, un formateur explique à un enseignant que la brain gym fonctionne, l’enseignant doit dans un premier croire cette affirmation lorsqu’il la comprend. Ce n’est qu’ensuite qu’il peut prendre des mesures actives et trouver des arguments pour ne pas y croire. Si pour une raison ou une autre ce processus de recherche et d’analyse d’arguments est interrompu ou n’est pas réalisé, l’enseignant peut se mettre à croire aux principes de la brain gym.

Les mesures actives propres au scepticisme et à la vérification de la validité nécessitent l’investissement dans un traitement cognitif approprié. Celui-ci correspond à la recherche ou la production de preuves contraires. Si un événement quelconque nuit à sa capacité à effectuer ce travail, alors dans notre exemple, l’enseignant va continuer à croire à l’efficacité de la brain gym, jusqu’à ce que ce travail cognitif puisse être effectué.

Le modèle de Descartes ne permet aucune prédiction de ce type. Tant l’acceptation que le rejet d’une affirmation sont le résultat d’un travail cognitif qui suit la compréhension de l’affirmation. L’interruption devrait rendre ces deux options impossibles et donc laisser la personne dans un état de non-croyance plutôt que de croyance ou d’incrédulité.

Pour Descartes, être sceptique signifie comprendre une idée, mais ne pas franchir la deuxième étape qui consiste à y croire, sauf si des preuves justifient cette étape.

Pour Spinoza, être sceptique signifie faire un second pas en arrière, afin de cesser de croire, pour corriger la tendance incontrôlable à faire un premier pas en avant, c’est-à-dire à croire.

Les deux philosophes ont réalisé que pour atteindre les vraies croyances, il nous fallait subvertir les inclinations naturelles de notre propre esprit :
  • Pour Descartes, cette subversion était proactive
  • Pour Spinoza, cette subversion était rétroactive




Une prédisposition à la crédulité liée aux mécanismes de la compréhension


Daniel T. Gilbert et ses collègues (1990, 1993) ont réalisé une demi-douzaine d’expériences pour examiner ces hypothèses. Chacune d’entre elles a permis de soutenir le compte rétroactif de Spinoza plutôt que le compte proactif de Descartes. Pour plus de détails sur les expériences, nous renverrons aux articles de recherche.

Ils ont ainsi vérifié l’hypothèse selon laquelle la compréhension comprend une croyance initiale dans l’information comprise :
  • L’interruption augmente la probabilité que les sujets considèrent les fausses propositions comme vraies. 
  • Le simple fait de comprendre une proposition fausse augmentait la probabilité que les sujets la considèrent comme vraie par la suite. 
  • Les informations vraies et fausses sont initialement représentées comme vraies. Les individus ne sont pas facilement capables de modifier ce mode de représentation. 

Dès lors, nous sommes naturellement prédisposés à la crédulité. Nous avons une tendance naturelle à prendre pour argent comptant au moins pour un temps à peu près n’importe quelle supposition plausible, même des idées qui après un temps d’analyse paraitront manifestement absurdes.

Selon Daniel Gilbert, pour essayer de comprendre une déclaration, nous devons d’abord y croire. Ce n’est que lorsque nous avons compris ce que cela signifierait que l’affirmation soit vraie que nous pourrons choisir de ne pas y croire.

De même, si nous supposons que des idées sont contraires à nos conceptions, nous pouvons nous braquer. Nous pouvons refuser de nous investir dans leur compréhension pour ne pas avoir tendance à y croire et à être amenés à changer nos conceptions à travers un processus de réflexion.


Implications sur les liens entre croyances et compréhension


L’implication des recherches de Gilbert et ses collègues (1990, 1993) est que les gens ont tendance à croire ce qu’ils ne devraient pas croire. Par exemple, l’exposition répétée à des affirmations pour lesquelles il n’existe aucune preuve augmente la probabilité que les gens y croient. Une fois ces croyances formées, les gens ont beaucoup de mal à s’en défaire.

Une façon de caractériser l’hypothèse de Spinoza est que l’information change les gens même lorsqu’ils ne souhaitent pas être changés. Les idées ne sont pas de simples candidats à la croyance, mais des entités puissantes dont la simple communication modifie instantanément les propensions comportementales de leur récepteur.

L’hypothèse de Spinoza suggère que les idées reprogramment les individus qui les rencontrent de sorte que ces derniers sont prêts à agir comme si les idées étaient vraies.

Cependant, si le point de vue de Spinoza ne dépeint pas les gens comme des sceptiques particulièrement capables, il ne les dépeint pas non plus comme des automates implacablement crédules.

L’hypothèse suggère que les gens sont instantanément reprogrammés par les affirmations qu’ils rencontrent, mais elle suggère également qu’ils peuvent faire quelque chose pour se rétablir dans leur état antérieur.

Les gens ont donc le potentiel de résister aux idées fausses, mais ce potentiel ne peut être réalisé que lorsque la personne possède :
  1. Une capacité logique
  2. Des informations correctes
  3. Une motivation et les ressources cognitives suffisantes.

Trois éléments sont donc nécessaires :
  1. Une personne doit disposer d’un ensemble de règles pour l’analyse logique des affirmations auxquelles elle est confrontée.
  2. Une personne doit avoir un ensemble de croyances réelles à comparer à de nouvelles croyances. Dans une certaine mesure, tous les systèmes mentaux fonctionnent par cohérence. Ils évaluent la véracité des nouvelles idées en les comparant avec les anciennes et en mesurant l’adéquation. 
  3. Une personne doit avoir le désir et la capacité de travailler, c’est-à-dire la motivation et la capacité d’utiliser les règles de l’analyse logique pour comparer les nouvelles et les anciennes croyances. 

Il est intéressant de noter que l’acquisition de compétences logiques et de véritables croyances est principalement une fonction de l’éducation. Elle est donc sous le contrôle de la société, alors que la motivation et les capacités cognitives sont soit fixes, soit sous le contrôle de l’individu.

L’hypothèse de Spinoza suggère que si on laisse une mauvaise idée atteindre sa destination, la personne à qui elle parvient peut ne pas avoir la capacité logique, les informations correctes ou les ressources cognitives pour la rejeter.

Faut-il pour autant censurer et restreindre l’accès à ce que l’on considère comme de mauvaises idées ?

John Stuart Mill l’a fait remarquer. Ceux qui sont chargés d’instituer des restrictions préalables peuvent se tromper dans leurs tentatives de distinguer les bonnes des mauvaises idées, et certaines bonnes idées peuvent ne jamais avoir l’occasion d’atteindre la personne.

Faut-il se préoccuper davantage des ratés (c’est-à-dire des échecs à rencontrer de bonnes idées) ou des fausses alertes (c’est-à-dire des échecs à rejeter les mauvaises idées) ?

L’erreur d’être trop crédule peut être corrigée par des échanges avec d’autres individus ou des lectures. Cela peut se faire par des débats s’ils se fondent sur l’accès à des données probantes et aux résultats de la recherche en ce qui concerne la pédagogique. Le fait de ne pas avoir accès à certaines idées peut entrainer le fait que des conceptions fausses ne sont pas corrigées.

Les individus peuvent potentiellement corriger leurs croyances en des conceptions erronées, mais ils ne peuvent pas générer toutes les idées intelligentes et les arguments qu’ils n’ont pas rencontrés.



Mise à jour le 27/09/2022

Bibliographie


Gilbert, D. T., Krull, D. S. & Malone, P. S. (1990). Unbelieving the unbelievable: Some problems in the rejection of false information. Journal of Personality and Social Psychology, 59, 601–613.

Gilbert, D. T., Tafarodi, R. W., & Malone, P. S. (1993). You can’t not believe everything you read. Journal of Personality and Social Psychology, 65, 221–233. 

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