dimanche 16 juin 2019

Comment l'attention module notre mémoire de travail, guide nos pensées et nos actions

La mémoire de travail et la mémoire à court terme ont été explorées dans deux précédents articles avec des implications pédagogiques. Lorsque nous prenons leur fonctionnement et leurs limitations en considérations, elles sont largement en faveur d’un enseignement explicite, systématique, guidé par l’enseignant, comme la théorie de la charge cognitive l'a établi.


(photographie : Stanislav Markov)



Cet article s’intéresse à des modèles de la mémoire de travail en lien avec l’attention. L’attention joue un rôle essentiel dans les processus ayant lieu au sein de la mémoire de travail.

Nous renverrons aux articles sur la mémoire à court terme et sur la mémoire de travail pour une introduction sur ces sujets. Nous y avons abordé, les notions de capacité, de rôle, de durée, de tronçonnage (chunking). Les modèles de Baddeley & Hitch, de Cowan et de Oberauer y ont été décrits. Ces divers éléments seront à nouveau évoqués ici.



L’attention comme contrôle exécutif de la mémoire de travail


Au départ, il existe une corrélation manifeste entre la capacité estimée expérimentalement de la mémoire de travail d’un individu et ses performances mesurées sur des tâches cognitives de haut niveau. Ces tâches peuvent être de l’ordre de la compréhension d’un texte ou d’un discours, du suivi de consignes complexes, de l’apprentissage de mots de vocabulaire, de la prise de notes, du raisonnement ou de la résolution de problèmes.

En résumé, lorsque nous cherchons à évaluer expérimentalement la capacité de la mémoire de travail d’un élève, le résultat obtenu nous donnera une indication sur ses performances moyennes attendues lorsqu’il travaillera sur une tâche complexe.

La mémoire de travail représente bien plus qu’un simple système de stockage temporaire dont la capacité serait limitée à un nombre relativement restreint de représentations. 

Dans le cadre du modèle de Baddeley & Hitch (1974), l’attention est intégrée sous l’appellation de contrôleur exécutif, également appelé administrateur central ou central executive en anglais. Il contrôle et coordonne la mémoire de travail.



La notion d'attention exécutive dans le cadre de la mémoire de travail


Selon les recherches de Randall W. Engle et Michael J. Kane (2003), les performances de la mémoire de travail ne s’expliqueraient pas tant par la capacité de stockage (réduite) des informations que par celle du contrôle de l’attention. Le contrôle de l’attention agit pour maintenir l’information cruciale dans un état actif et rapidement utilisable. 

L’attention occupe une place centrale dans le contrôle cognitif des informations présentes à l’esprit à un moment donné.

La capacité de la mémoire de travail serait une donnée déterminée par l’utilisation de l’attention pour maintenir les informations pertinentes pour la tâche en cours, ou pour supprimer celles qui ne le sont pas.

Randall W. Engle et Michael J. Kane parlent explicitement d’attention exécutive en référence à l’administrateur central du modèle de Baddeley & Hitch. Ils attribuent à l’attention exécutive le rôle de maintien actif des représentations, notamment dans les contextes susceptibles d’interférer. Ces représentations pourraient refléter des plans d’action, les étapes nécessaires à l’atteinte du but de la tâche, ou les stimuli pertinents au regard du but fixé.

Cette fonction est décisive lorsque le contexte fournit des informations non pertinentes pouvant interférer avec la tâche en cours, en produisant une réponse inappropriée. Elle est nécessaire pour se défendre des pensées intrusives. Elle serait particulièrement mise à l’épreuve lorsque le contexte compromet le contrôle de l’attention en raison de la présence d’informations distractives.

La corrélation entre mémoire de travail et fonctions cognitives de haut niveau tient avant tout à la plus ou moins grande capacité des individus à utiliser l’attention afin d’éviter la distraction. Cela leur permet de rester concentrés sur le but de la tâche à poursuivre. De cette façon, ils contrôlent le contenu des informations présentes à l’esprit.

Cette hypothèse de Randall W. Engle et Michael J. Kane a deux implications pour l’enseignement :
  1. À autres caractéristiques égales, deux élèves vont se différencier dans leurs performances par leur capacité à centrer leur attention. L’attention exécutive va rendre la capacité de traitement de leur mémoire de travail plus ou moins disponible.
  2. Tout facteur distractif dans un environnement d’enseignement ou d’apprentissage a un coût. S’il n’a pas de valeur en tant que telle dans l’exécution d’une tâche et l’apprentissage d’une compétence, il est susceptible d’interférer.



L'hypothèse du focus de attentionnel de Cowan


Comme nous l’avons vu dans l’article sur la mémoire de travail, dans le cadre du modèle de Cowan, la mémoire de travail ne représenterait que la part activée de la mémoire à long terme. 

À l’intérieur de cette part activée, le focus attentionnel correspond au traitement d’un sous-ensemble de la partie des représentations temporairement activées en mémoire à long terme par la mémoire de travail.

Pour Cowan (2011), il existe un focus attentionnel dont la taille varie selon les spécifications commandées par l’administrateur central, en fonction du cadre et de la nature de l’activité à effectuer à un moment donné.

La proposition de Cowan est celle d’un seul focus attentionnel, dont l’étendue varie selon les demandes liées à la tâche en cours entre deux positions :
  1. Le focus précis : il serait réduit lors du traitement d’une seule représentation
  2. Le focus diffus : il serait élargi lors du rafraichissement d’un sous-ensemble de 3 à 4 représentations maintenues en mémoire de travail. 

(Source : François Maquestiaux, 2017)


Dans un modèle alternatif (voir article), Oberauer (2013) défendait l’idée que ces deux focus sont fonctionnellement distincts et qu’ils peuvent opérer simultanément. Son hypothèse semble actuellement peu plausible et n’a pas été validée.

L’hypothèse de Cowan est parcimonieuse et s’accorde complètement avec les recherches sur l’attention centrale.

La proposition d’un seul focus attentionnel flexible suggère une alternance entre les activités de maintien et de traitement en mémoire de travail. 

Cette proposition est en accord avec l’alternance attentionnelle entre maintien (focus diffus) et traitement (focus précis) que propose le modèle de partage temporel des ressources.

En résumé :
  1. La partie activée de la mémoire à long terme rend disponibles les représentations potentiellement pertinentes au regard du but de la tâche.
  2. Le focus diffus rendrait directement accessible à l’esprit le sous-ensemble de ces représentations, limité à 3-4 unités d’informations ou chunks. 
  3. Ces chunks d’informations (voir article) sont disponibles lorsqu’ils sont présents dans le focus diffus. Ils peuvent être combinés en de nouvelles structures en fonction des schémas cognitifs présents dans la mémoire à long terme des individus et qui forment leur expertise. 
  4. Le focus précis servirait à sélectionner un seul chunk d’informations à la fois afin de le traiter.



Le modèle de partage temporel des ressources de Barrouillet et Camos


Si nous nous référons au modèle de Baddeley & Hitch, les deux sous-composantes de la mémoire de travail puisent dans des faisceaux de ressources différents. 

Cette distribution se fait en fonction de la nature de la représentation :
  • Si elle est verbale, elle se retrouve au sein de la boucle phonologique. 
  • Si elle est visuospatiale, elle est gérée au sein du calepin visuospatial.
À ce niveau, les interférences seraient importantes entre deux activités qui portent sur des informations verbales ou entre deux activités de type visuospatiales. Elles sont nettement plus faibles lorsqu’une est purement verbale et l’autre purement visuospatiale.

Concrètement, nous pouvons discuter avec un passager tout en conduisant une voiture. Cela devient plus compliqué lorsqu’il nous faut regarder les panneaux pour trouver notre direction ou lorsqu’il s’agit de regarder ou visualiser mentalement ce que nous raconte le passager.

Cette interprétation doit toutefois être nuancée. Les activités de maintien et de traitement qui constituent la double fonction de la mémoire de travail sont sous le contrôle de l’administrateur central. L’administrateur central puise dans le faisceau unique de ressources en attention.

Dans leurs recherches, Pierre Barrouillet et Valérie Camos (2018) ont intégré un goulet d’étranglement central au sein du concept de mémoire de travail et proposé un modèle de partage temporel des ressources.

Le fonctionnement de ce goulet d’étranglement est très similaire au fonctionnement du goulet d’étranglement proposé dans le domaine de l’attention centrale pour expliquer l’interférence en double tâche.

Un faisceau général unique de ressources en attention sert au contrôle des activités de la mémoire de travail :
  1. Cette ressource générale en attention que constitue ce faisceau unique ne serait pas simultanément utilisable par les activités de maintien et de traitement. 
  2. La mobilisation de l’attention disponible lors de l’une des deux activités, maintien ou traitement, aurait pour conséquence de priver d’attention l’autre activité. Les deux activités au cœur du fonctionnement de la mémoire, maintien et traitement, n’auraient donc jamais accès en même temps à la ressource en attention.
  3. Un autre élément fondamental est que la qualité des représentations maintenues en mémoire de travail déclinerait en l’absence d’attention, lorsque celle-ci sert au traitement de l’une des représentations. 
  4. Néanmoins, les représentations maintenues seraient rafraichies et donc réactivées dès lors qu’elles rentreraient de nouveau dans le focus de l’attention, c’est-à-dire lorsque l’attention n’est plus occupée par l’activité de traitement. 
  5. Inversement, l’activité de traitement serait suspendue pendant que l’activité de maintien occupe l’attention. Ce goulet garantit l’alternance rapide de l’attention entre l’activité de maintien et l’activité de traitement. 

De ce mode de partage temporel de l’attention découle la qualité de l’activité de maintien et la performance générale de la mémoire de travail :
  1. Plus l’activité de traitement est longue, plus l’activité de maintien est privée de la ressource en attention. Par conséquent, les représentations maintenues à l’esprit se dégradent. En effet, toute activité de traitement rend indisponible l’attention nécessaire au rafraichissement des représentations maintenues en mémoire de travail. 
  2. Plus il y a de représentations à rafraichir, plus les traitements des informations présentes dans l’environnement sont retardés. 

L’efficacité du fonctionnement de la mémoire de travail ne dépend pas directement de la complexité des traitements cognitifs. Elle dépend de la proportion de temps durant laquelle l’attention ne peut pas servir au rafraichissement. Durant ce temps, ces représentations voient leur niveau d’activation décliner. Ce déclin peut aller jusqu’à l’oubli. Dès que le traitement est achevé, l’attention pourra se porter à nouveau sur les représentations à maintenir qui sont alors rafraichies.

Le modèle de Barrouillet et Camos (2018) rend compte avec parcimonie du déclin au cours du temps des informations maintenues en mémoire de travail. Il postule la présence d’un goulet d’étranglement central, le focus attentionnel dont la capacité serait limitée.
Le modèle de partage temporel des ressources de Barrouillet et Camos repose essentiellement sur trois hypothèses :
  1. Le traitement et le stockage à court terme en mémoire de travail nécessitent la même ressource, à savoir l’attention.
  2. Les représentations stockées à court terme se dégradent à partir du moment où le goulet d’étranglement (en d’autres mots, le focus attentionnel) est occupé par l’activité de traitement. 
  3. Le focus attentionnel contraint les activités cognitives non automatiques de maintien et de traitement parce que l’attention ne pourra se porter que sur une seule de ces activités à la fois. 


La spécificité du domaine verbal de la mémoire de travail


Les travaux de recherche de Vergauwe (et coll., 2010) le montrent. Quelle que soit la nature des informations sur lesquelles portent les activités de la mémoire de travail, le besoin en attention de la tâche de traitement a une influence manifeste sur le nombre d’items rappelés.

Néanmoins, la diminution de la performance au maintien verbal est plus prononcée lorsque le traitement est verbal plutôt que visuospatal ce qui suggère l’existence d’un mécanisme indépendant et spécifique au maintien verbal.

Les activités de maintien et de traitement, lorsqu’elles ont trait au domaine verbal, puiseraient donc non seulement dans un faisceau général de ressources, mais également dans un faisceau plus spécifique de ressources.

En revanche, l’existence d’un faisceau spécifique de ressources n’est pas observée dans le domaine visuospatial.




Liens entre mémoire de travail et capacité de calcul mental


Le calcul mental est une bonne illustration de cette problématique. Des calculs simples comme 7 + 21 sont simples à réaliser. Le traitement est rapide. Il n’exige pas de stocker des résultats intermédiaires en mémoire de travail.
  • Lorsque nous augmentons la complexité, par exemple 23 + 37, puis 547 + 838, les tâches de traitement se complexifient peu à peu.
  • Il devient peu à peu nécessaire de stocker des résultats de calcul intermédiaires en mémoire de travail.
  • Le problème est qu’une compétition s’installe entre la tâche de maintien et la tâche de traitement :
    • Au plus le traitement prend du temps, au plus les résultats intermédiaires ont tendance à s’évanouir. 
    • En effet, il serait très facile à effectuer de tête si les résultats des calculs intermédiaires pouvaient être maintenus indéfiniment à l’esprit. Mais cela n’est absolument pas le cas. 
  • Il arrive donc un stade où la mémoire de travail cale et le calcul mental stagne. La raison est que nous ne pouvons plus à la fois effectuer le traitement de l’information tout en conservant les résultats intermédiaires en mémoire. 
  • La seule façon de contourner le problème est de s’entraîner au calcul mental. Cela permet de développer en mémoire à long terme un ensemble de connaissances et d’automatismes. Ceux-ci vont permettre d’accélérer la phase de traitement et donc de pouvoir mieux maintenir les solutions intermédiaires en mémoire de travail. De là tout l’intérêt pour les élèves de bien connaitre les tables de multiplication sur le bout des doigts.



Un enseignement qui tient compte de la mémoire de travail des élèves


Le mode de fonctionnement de la mémoire de travail, aussi performant soit-il, montre de sérieuses limitations lorsqu’il s’agit d’apprendre des procédures et des informations nouvelles. La quantité d’informations nouvelles que nous pouvons maintenir en mémoire à long terme est réduite. Le traitement de celles-ci lorsqu’il est neuf et complexe, comme cela arrive régulièrement en classe, nécessite toute l’attention disponible et risque la saturation à tout moment.

La charge cognitive liée aux apprentissages a donc également une dimension dynamique qui fait qu’une trop forte demande de traitement peut empêcher le maintien stable d’informations en mémoire de travail et rendre difficile la compréhension des élèves.

D’où l’intérêt d’ambiances de classes apaisées, d’une attention partagée, en résonance entre l’enseignant et ses élèves, d’un découpage progressif des connaissances et des répétitions. 

À force d’expliquer et de réexpliquer en y apportant des nuances et en alimentant le traitement cognitif, l’attention des élèves affine son traitement ce qui rend le maintien des informations plus aisé et facilite l’apprentissage. C’est ainsi qu’après plusieurs explications, une fois que l’attention s’est ajustée, la compréhension peut se mettre en place. Lorsque celle-ci a lieu, le regard des élèves s’éclaire.

Là se trouve toute l’importance d’un modelage étendu et finement guidé par l’enseignant, qui prend le temps de ne laisser aucune zone d’ombre. Là se trouve également toute l’importance de la vérification de la compréhension pour un pilotage optimum de l’apprentissage par l’attention. 

 
Mise à jour le 19/06/2023 

Bibliographie


François Maquestiaux, Psychologie de l’attention, Deboeck, PP 161-184, 2017

Kane, M. J., & Engle, R. W. (2003). Working-memory capacity and the control of attention: The contributions of goal neglect, response competition, and task set to Stroop interference. Journal of Experimental Psychology: General, 132(1), 47–70. https://doi.org/10.1037/0096-3445.132.1.47

Cowan N. The focus of attention as observed in visual working memory tasks: making sense of competing claims. Neuropsychologia. 2011;49(6):1401-1406. doi:10.1016/j.neuropsychologia.2011.01.035

Oberauer K. The focus of attention in working memory-from metaphors to mechanisms. Front Hum Neurosci. 2013;7:673. Published 2013 Oct 17. doi:10.3389/fnhum.2013.00673

Valérie Camos, Pierre Barrouillet, Working Memory in Development, Routledge, 2018

Baddeley, A. D., & Hitch, G. (1974). Working memory. In G.H. Bower (Ed.), The psychology of learning and motivation: Advances in research and theory (Vol. 8, pp. 47–89). New York: Academic Press.

Vergauwe E, Barrouillet P, Camos V. Do mental processes share a domain-general resource? Psychol Sci. 2010 Mar;21(3):384-90. doi: 10.1177/0956797610361340. Epub 2010 Feb 4. PMID: 20424075.

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