jeudi 11 avril 2019

Neurosciences et éducation

La référence aux neurosciences génère parfois des excès, des détournements, des approximations dans la chambre d’écho de l’éducation. Le terme est parfois galvaudé, détourné et son contenu entrainant dans son sillage des neuromythes qu’il entend pourtant combattre. 


(photographie : Patrick Joust)



Les neurosciences ont cependant toute leur place dans le giron des sciences cognitives, notamment dans la façon dont elles activent les pistes liées du connexionnisme (voir article). Au fur et à mesure de leurs développements, il n’y a pas de doute que leurs apports deviendront de plus en plus éclairants pour l’éducation. Elles peuvent apporter des nuances sur le fonctionnement de l’esprit humain, mais sans révolutionner pour autant les apports d’autres sciences dans le domaine. 

Voici une synthèse à ce sujet de deux articles de Steve Masson et de ce qu’en disent Tardif et ses collaborateurs (2017).



La notion de neuroéducation


Les enseignants sont confrontés à des termes divers comme la neuropédagogie, la ludopédagogie, la technopédagogie, autant de néologismes qui tendent à restreindre le champ de la pédagogie à une vision donnée, plus qu'à l'intégrer dans toute sa complexité. 

La neuroéducation peut être considéré comme synonyme de neuropédagogie. Elle symbolise la rencontre entre les neurosciences et l'éducation.

Le terme apparait souvent flou :
  • Premièrement, la neuroéducation peut être considérée  dans un sens large. Elle serait une discipline scientifique émergente, à la croisée des neurosciences, des sciences cognitives et de celles du développement, et de celles de l’éducation. Dans cette perspective, elle semble avant tout viser les enseignants.
  • Deuxièmement, la neuroéducation peut être considérée dans un sens plus restreint. Elle serait présentée comme un domaine de recherche qui étudie les problématiques éducatives selon une approche qui cherche à intégrer les apports des neurosciences à ceux d'autres disciplines. Dans cette perspective qui concerne plutôt la recherche :
    • Elle vise à comprendre et à décrire les processus psychologiques et les mécanismes cérébraux qui sous-tendent les apprentissages scolaires fondamentaux. 
    • Elle compare avant et après, les modifications cérébrales et comportementales engendrées par différents types d’apprentissage ou de pédagogies.  
La deuxième définition est moins enfermante et plus scientifique, elle vise des contribution à la pédagogie et à la science de l'apprentissage plutôt que d'enfermer dans une vision biaisée. La première définition implique une coloration neurosciences à la pédagogie, la seconde apporte potentiellement un éclairage à certaines pratiques. 

Pour les enseignants, la première définition peut être accrocheuse mais est susceptibles d'effet de mode où l'efficacité est au second plan. La deuxième définition leur est moins directement utile car elle est moins appliquée et peut être complexe à intégrer à la pratique enseignante. 

Dans l'optique de la première défintion, le terme neuropédagogue n’aurait plus plus de sens que celui de technopédagogue ou ludopédagogue. Plus que des spécialités, il s’agit surtout d’appauvrissements du sens de pédagogue. 

La pédagogie est plutôt à considérer dans une perspective globale. Le cerveau n’est jamais isolable du corps et du contexte. Les neurosciences n'expliquent pas ce qui se passe dans une classe.

La neuroéducation, dans sa deuxième définition, peut se donner deux objectifs légitimes à partir du moment où ceux-ci sont pris dans un sens restreint et obligatoirement complémentaire d’autres approches :
  1. Transférer et appliquer certains résultats de recherche issus des neurosciences dans des pratiques d’enseignement et des stratégies d’apprentissage autonome. Cette proposition entraine deux contraintes :
    • Évaluer ces pratiques et stratégies dans le cas de recherches en sciences de l'éducation et en sciences cognitives plus classiques.
    • Transmettre aux enseignants des connaissances utiles et pratiques en neurosciences, sur le fonctionnement du cerveau, qui sont cohérentes avec une base de connaissances scientifiques en éducation.
  2. Évaluer si certaines pratiques pédagogiques établies correspondent ou non à l’état actuel des connaissances en neurosciences ou pourraient être optimisées. De nouveau, cela impose de passer par l'intermédiaire de recherches en éducation plus classiques.


L’inscription des neurosciences dans le champ des sciences cognitives


Le postulat de départ en neuroéducation est que la connaissance scientifique du cerveau qui est développée par les neurosciences devrait contribuer à l’amélioration de l’éducation à travers l’enseignement et l’apprentissage.

Autrement dit, une meilleure connaissance de l’architecture cérébrale des élèves et de l’impact de différentes démarches d’enseignement sur le cerveau peut nous apporter des indices sur la manière de mieux apprendre et enseigner.

Les neurosciences sont récentes et leur influence sur l’éducation est réduite. Étant donné leur niveau de complexité, nous pouvons supposer que les connaissances en neurosciences des enseignants continueront à rester minimes et concrètes. En vertu d’une nécessité de simplicité, de lisibilité et du principe du rasoir d’Ockham, les justifications en neurosciences restent souvent moins parlantes que certains modèles en psychologie cognitive.

Des connaissances de base en psychologie cognitive permettent de mieux comprendre les ressorts de l’enseignement et de l’apprentissage. Cependant, il est probable que les neurosciences peuvent contribuer à quelques savoirs complémentaires dans le champ des sciences cognitives.




L’apprentissage modifie l’architecture du cerveau


Pendant longtemps, le cerveau était considéré comme un organe fixe. Nous pensions qu’il se développait pour atteindre sa maturité à la fin de l’adolescence sous l’effet de facteurs essentiellement génétiques et demeurait relativement stable par la suite, jusqu’à une éventuelle sénilité.

Pendant longtemps, la génétique a imposé le principe que notre cerveau et donc notre esprit étaient déterminés en vertu d’un programme fixé à l’avance. L’esprit pouvait être perçu à la façon d’un ordinateur qui ne peut réaliser que les tâches pour lesquelles il a été conçu. Dans cette perspective, l’intelligence était définie une fois pour toutes.

Nous avons longtemps considéré que l’organisation du cerveau correspondait à des zones et des aires rigides. Nous avions tendance à croire que différents paramètres étaient prédéfinis une fois pour toutes avant la naissance. Nous pensions que des localisations fonctionnelles assuraient de manière hautement spécialisée un traitement fragmenté de l’information pour le langage, la vision, la mémoire, etc.

Ce modèle a depuis été revisité, notamment à travers les découvertes liées à la plasticité du cerveau (voir articles sur la plasticité). Le cerveau s’il est particulièrement malléable au cours de la petite enfance, continue également à faire preuve d’une étonnante plasticité tout au long de la vie.

La psychologie cognitive explique l’apprentissage comme un changement en mémoire à long terme et une modification des schémas cognitifs d’un individu. Les neurosciences envisagent une transformation physique des connexions entre neurones à proximité ou à distance, qui rendent compte de cette transformation.

Lorsque nous apprenons, notre cerveau change. De nouvelles connexions peuvent être créées et des connexions existantes peuvent se défaire, se renforcer ou s’affaiblir. Ces transformations se font en continu, le cerveau est donc dynamique et modifie son architecture à chaque instant pour s’adapter à son environnement.

L’imagerie cérébrale permet de localiser l’activité cérébrale associée à des tâches scolaires comme lire ou compter, sans toutefois permettre de comprendre comment le cerveau développe ces compétences.

Le principe de plasticité signifie que tous les apprentissages que nous faisons tout au long de notre vie modifient :
  • Nos comportements, selon une approche behavioriste
  • Nos représentations et nos conceptions mentales, selon une approche constructiviste
  • Notre mémoire à long terme et nos schémas cognitifs, selon une approche cognitiviste
  • Notre cerveau, son organisation et son fonctionnement, selon une approche connexionniste
. Dans cette perspective, apprendre est la principale activité du cerveau.



L’organisation du cerveau conditionne et oriente l’apprentissage


Au-delà de leurs différences individuelles, innées ou acquises, tous les êtres humains possèdent une architecture cérébrale similaire. Le corollaire est que sur un plan éducatif, d’une manière similaire entre eux, les élèves ne peuvent pas apprendre n’importe quoi, n’importe comment et dans n’importe quel ordre.

Notre cerveau est le fruit d’une longue évolution biologique (et par la suite culturelle) qui s’étend sur des millions d’années (puis sur des milliers d’années pour la dimension culturelle). Cette évolution, régie au point de départ par les lois de la sélection naturelle, a fait en sorte que le cerveau humain est devenu un organe hautement structuré, spécialisé et extrêmement performant. Il a assuré la survie et la formidable expansion de notre espèce.

Voici quelques considérations importantes :
  1. Un concept particulièrement utile lorsque nous considérons l’éducation a été amené par David C. Geary sur les connaissances primaires et secondaires [voir article].
  2. Dès sa naissance, l’enfant dispose d’un équipement neurobiologique qui servira de base à tous les apprentissages ultérieurs, d’un cerveau précâblé. [Voir article]
  3. Certaines zones de notre cerveau subissent un recyclage neuronal. C’est notamment ce qui se passe dans le cadre de l’apprentissage de la lecture et des mathématiques. [Voir article]
  4. Un autre phénomène mis en évidence par les neurosciences et lié aux fonctions exécutives est celui de l’inhibition. [Voir article]

L’architecture cérébrale joue un rôle déterminant dans l’apprentissage parce qu’elle vient influencer et contraindre la façon dont il peut avoir lieu dans le cerveau.

Dès lors, une meilleure connaissance de l’architecture cérébrale des élèves et de l’impact de différents types d’enseignement sur le cerveau peuvent nous apporter des indices pour mieux apprendre et enseigner.



L’enseignant agit sur l’apprentissage et indirectement sur le cerveau


Nous pouvons concevoir que le cerveau évolue et se transforme en fonction des apprentissages et des contraintes qui lui sont liées. L’enseignant, en exerçant un effet direct sur les activités dans lesquelles s’engagent ses élèves être donc leurs apprentissages, agit en retour sur leurs cerveaux. 

Ce constat implique une responsabilité. Les enseignants et les systèmes éducatifs doivent veiller à offrir un enseignement adapté au fonctionnement et à l’architecture du cerveau des élèves. Par des choix pédagogiques pertinents, l’enseignant peut avoir un effet indirect sur la plasticité, le recyclage neuronal et la capacité d’inhibition de ses élèves.

Par exemple, un élément capital dans le cas de l’apprentissage de la lecture a été la confirmation par les neurosciences des avantages de la méthode associant graphèmes et phonèmes sur celle privilégiant l’image globale du mot. [Voir article]

Le cerveau de chaque élève fait preuve de plasticité. Les difficultés scolaires des élèves ne devraient donc pas être perçues comme des fatalités, mais plutôt comme des défis à relever. Le cerveau de chaque élève est capable de se modifier et de s’améliorer par l’apprentissage si les pratiques d’enseignement qui l’accompagnent sont appropriées.

Les neurosciences confirment également à l’échelle neuronale et synaptique, différents processus depuis longtemps mis en évidence par la psychologie cognitive et en lien avec la mémorisation. Par exemple, le besoin d’entrainement ou les phénomènes d’oubli sont aisément interprétables à l’échelle synaptique.

Certaines images ou analogies apportées par les neurosciences sont particulièrement parlantes :

Le cerveau est souvent comparé à une forêt à la végétation exubérante dans laquelle l’élève marche :
  1. La marche y est donc difficile initialement : pour se déplacer, l’élève doit défricher les branches et piétiner les herbes. Le cerveau n’a pas encore développé les connexions neuronales requises.
  2. Le passage répété du marcheur crée petit à petit un sentier qui est de plus en plus facile à emprunter. À chaque essai, les neurones concernés à l’intérieur du cerveau se connectent progressivement ensemble et augmentent l’efficacité de leurs connexions. À travers l’entrainement, les influx nerveux circulent dans le cerveau de plus en plus aisément et efficacement.
    1. Si l’élève n’emprunte plus le sentier pendant un certain temps, les herbes, les arbustes et les arbres y reprennent lentement leur place et le sentier disparaît progressivement. Si le cerveau cesse d’être entrainé ou stimulé, les neurones en lien avec un apprentissage particulier délaissé ne sont plus activés. Les connexions neuronales associées à celui-ci vont s’affaiblir progressivement, jusqu’à se défaire en plus ou moins grande partie.

Cette analogie permet de mettre en évidence certains principes :
  1. Suffisamment de pratique distribuée [c’est-à-dire répétée et espacée] est indispensable à l’établissement d’un apprentissage durable.
  2. Elle permet aussi de mieux saisir pourquoi certaines erreurs sont difficiles à corriger pour les élèves et nécessitent une inhibition. Si les erreurs commises résultent de réseaux de neurones qui sont très solidement établis dans le cerveau, alors ils ne peuvent pas être modifiés aisément. Un processus de contournement doit être mis en place.
  3. Si un élève est incapable de répondre à une question ou de résoudre un problème après un enseignement ce n’est pas parce qu’il n’a rien appris. La raison est que peut-être les réseaux de neurones qui ont commencé à s’établir dans son cerveau ne sont pas assez consolidés. Nous ne pouvons pas encore observer, au niveau comportemental, des changements dans sa façon de répondre ou d’accomplir une tâche. Ce n’est pas pour ça qu’un apprentissage n’est pas en cours.

Les neurosciences permettent également d’insister sur l’importance d’une mise en activité cognitive pertinente de l’élève. Un cerveau actif est un cerveau qui apprend et inversement :
  1. Un élève peut apprendre très peu de la réalisation d’une activité d’apprentissage ou d’un projet si son cerveau n’est pas activement engagé dans le traitement des informations pertinentes.
  2. À l’opposé, un élève peut apprendre d’un modelage en enseignement explicite, même s’il ne fait rien d’autre qu’écouter. La vérification de la compréhension assure que son cerveau est engagé cognitivement et qu’il active ses neurones.
La responsabilité de l’enseignant est que ses élèves activent leurs réseaux de neurones en lien avec l’apprentissage visé, qu’ils soient engagés dans un traitement cognitif opportun.

S’il est nécessaire que le cerveau s’active pour apprendre, cela n’est toutefois pas une condition suffisante pour réaliser la plupart des apprentissages scolaires. Encore faut-il que les bonnes connaissances soient activées et cela à plusieurs reprises espacées dans le temps pour le même objet d’apprentissage.

Il faut donc, en tant qu’enseignant, bien choisir et séquencer les activités pédagogiques. Nous devons nous assurer que, pour chaque objectif d’apprentissage, les élèves ont l’opportunité de mobiliser leurs savoirs ou habiletés et d’activer leur cerveau un assez grand nombre de fois distribuées dans le temps. 


Mis à jour le 04/04/2023

Bibliographie


Steve Masson [2014]. Cerveau, apprentissage et enseignement : mieux connaître le cerveau peut-il nous aider à mieux enseigner ? Éducation Canada, 54 [4], 40-43

Steve Masson, Pour que s’activent les neurones, Les Cahiers pédagogiques, numéro 527, p18-19, février 2016

Maurice Tardif, Mario Richard, Steve Bissonnette & Arianne Robichaud, Les sciences cognitives et l’éducation, in Clermont Gauthier & Maurice Tardif, La Pédagogie [4e Édition], Chenelière Éducation, 2017, PP 227-230

Jean-Luc Berthier, Grégoire Borst, Mickaël Desnos, Frédéric Guilleray, Les neurosciences cognitives dans la classe, p7, ESF Sciences Humaines, 2018

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