lundi 8 avril 2019

Tenir compte de l'ancrage pour rendre le développement professionnel plus efficace

Pour les enseignants, au-delà de la formation initiale, l’accès à l’information sur leur profession et à une veille sur la recherche en enseignement, est en général particulièrement épars et fragmenté. L’essentiel de leur temps de travail a lieu en classe, à concevoir des supports de cours et d’évaluation ou à corriger des productions d’élèves.


(photographie : Patrick J McCormack)


La priorité de l’institution est donnée essentiellement au soutien et au suivi des élèves plutôt qu’au développement de compétences professionnelles des enseignants face auquel ils conservent une certaine indépendance ou une distance.
 
Le secteur de la formation continuée appelé à jouer un rôle de diffusion, de dissémination et d’amélioration des pratiques s’en tient souvent à une offre de services. Il n’endosse que rarement une responsabilité en retour en vue d’un changement effectif au sein des établissements scolaires. Il y a peu de possibilités de soutien contextualisé à une école, d’accompagnement distribué dans le temps, de coaching pédagogique, ou d’évaluation et de pilotage de l’impact. 



Être attentif à un développement professionnel éclairé par des données probantes


Regardons par exemple le cas de l’enseignement francophone belge dont nous pouvons consulter les catalogues de formation. Nous pouvons constater que ceux-ci manquent de rigueur si nous les analysons par le filtre d’une éducation éclairée par des données probantes :
  • Ils laissent encore une part non négligeable à la diffusion de connaissances qui s’apparentent à des neuromythes, des malentendus pédagogiques.
  • Parfois, le développement personnel prend le pas sur le professionnel. 
  • Souvent, nous y retrouvons des pratiques ou des approches dont la preuve de l’efficacité n’a pas encore été faite ou a été défaite.
Il nous semble que dans un secteur qui entend développer le professionnalisme, l’efficacité et l’expertise de ses membres, l’éducation éclairée par des données probantes n’y occupe pas encore toute la place qu’elle devrait, nous n’espérons finir par obtenir.

Cela nous amène à introduire une question. Comment le développement professionnel peut-il s’inspirer dans ses démarches d’une éducation éclairée par des données probantes afin d’optimiser son impact sur les enseignants ?

L’enjeu d’un développement professionnel éclairé par des données probantes est de soutenir et d’enrichir l’expertise des enseignants. Elle implique de ne pas tomber dans des travers et raccourcis qui dénatureraient l’essence même d’une démarche scientifiquement rigoureuse.

À ce titre, nous allons aborder le concept de l’ancrage qui est une dimension utile à prendre en compte. Des recherches ont été réalisées sur l’importance et l’impact de ce biais cognitif d’ancrage et sur la manière de le prendre en compte, notamment par Fritz Strack et Thomas Mussweiler. Elles offrent des pistes intéressantes sur ce sujet. C’est l’objectif de ce compte-rendu.



La notion d’ancrage dans le cadre du développement professionnel


L’ancrage est un biais cognitif qui nous pousse à nous fier à l’information reçue en premier lors d’une prise de décision. Il désigne la difficulté à se départir d’une première impression, d’une idée de départ, que nous gardons en tête, à propos d’un sujet sur lequel nous sommes amenés à nous positionner par la suite.

L’ancrage dénote l’assimilation du jugement posé par une personne vers une valeur précédemment considérée que nous appelons l’ancre. L’ancrage a été spécifiquement étudié dans le cadre d’évaluations numériques. La première estimation numérique à laquelle une personne est confrontée, par exemple un prix, va influencer la valeur finale qu’elle va émettre.

Différents modèles théoriques existent pour expliquer l’ancrage (voir Bahník, 2016). L’un d’entre eux, le modèle d’accessibilité sélective assimile l’ancrage à un phénomène d’accessibilité à des informations sur le sujet concerné. 

Selon cette perspective, rien n’empêche de considérer l’ancrage dans un cadre plus large, en incluant des processus d’évaluation où des personnes sont amenées à se positionner sur un continuum entre des positions extrêmes. Il s’agit par exemple d’un continuum qui va de la pédagogie de projet jusqu’à l’enseignement explicite. Un autre continuum est celui qui part d’intuitions propres aux conceptions véhiculées par les styles d’apprentissage ou par les intelligences multiples jusqu’à un modèle rigoureux du fonctionnement tel qu’avancé par les sciences cognitives.

L’éducation éclairée par des données probantes se fonde sur des preuves statistiques qui valident des hypothèses théoriques. Encore faut-il que ces arguments puissent être compris et assimilés avec nuance par les enseignants et viennent nourrir leur expertise et leur pratique. L’ancrage est susceptible de rendre ce processus plus difficile.

L’ancrage peut être vu comme particulièrement critique dans la formation continuée des enseignants. Il peut se manifester lorsque des enseignants ont été précédemment sensibilisés à des pratiques ne bénéficiant pas de données probantes ou qui ont été invalidées. Il s’agit par exemple des développements pédagogiques basés sur les intelligences multiples, les styles d’apprentissage, la gestion mentale, la brain gym ou la pédagogie de projet. 

L’ancrage peut alors constituer un facteur important de frein lorsque nous voulons leur présenter des pratiques fondées sur des données probantes. Elles vont parfois à contresens de ce à quoi ils ont été sensibilisés. Le phénomène peut se manifester par exemple lors d’une sensibilisation à l’enseignement explicite ou aux bonnes pratiques d’apprentissage telles que mises en évidence par les sciences cognitives (effet de test, pratique de récupération, entremêlement, double codage, etc.).

Il a été montré que tout ce qui est lié aux effets d’ancrage fait partie des phénomènes psychologiques les plus robustes et les plus omniprésents dans le jugement et la prise de décision des individus. 

L’ancrage produit un effet même si les conceptions ou les informations ancrées sont clairement non pertinentes face à une argumentation critique ultérieure. 

L’ancrage semble également indépendant de la motivation des participants et de leur expertise. Les effets de l’ancrage ont ainsi été mis en évidence dans des situations réelles pour lesquelles les experts concernés disposent de toute l’information nécessaire pour porter un jugement critique.



Le modèle d’accessibilité sélective


Le modèle d’accessibilité sélective est un des modèles théoriques se proposant d’expliquer l’ancrage. Ce modèle soutient que l’effet d’ancrage est le résultat d’une accessibilité accrue de l’information compatible avec une ancre.

L’ancre n’est pas une donnée, une information isolée, mais une connaissance qui vient s’enchâsser au cœur d’un schéma cognitif et y instiller un effet polarisant.

L’ancre y est reliée à d’autres informations par des liens sémantiques. L’ancrage est supposé être le résultat d’un amorçage sémantique (association de mots et d’idées proches par leur signification).

Lorsqu’une personne est amenée à générer un jugement comparatif, les informations pertinentes doivent être récupérées en mémoire à long terme et amenées en mémoire de travail. C’est là que l’ancrage se met en action.

Le modèle d’accessibilité sélective explique l’ancrage en le reliant à deux principes fondamentaux de la recherche sur la cognition sociale :
  • La vérification de la conformité des hypothèses
  • L’amorçage sémantique d’informations connexes permettant une prise de décision. 



L’impact de l’ancrage sur le développement professionnel


L’ancre est constituée par une information apprise antérieurement. Elle correspond à la conviction de départ de la personne, fonctionne comme une norme. Cette norme constitue l’hypothèse à vérifier de manière qualifiée. C’est l’ancre. 

Considérons un enseignant qui a été formé lors de sa formation initiale à un modèle depuis remis en question par la recherche (par exemple une pédagogie fondée directement sur le constructivisme, une théorie de l’apprentissage). Il reçoit maintenant une présentation sur un modèle fondé sur des données probantes (bénéficiant d’une validation statistique de son efficacité en conditions réelles, comme c’est par exemple le cas de l’enseignement explicite). 

La formation initiale de l’enseignant constitue l’ancre. Des connaissances liées à cette dernière vont ressurgir quand il va réfléchir au choix de ses pratiques en fonction de ce qui lui est présenté. L’enseignant va récolter des informations et arguments pour se positionner par rapport à l’hypothèse de départ et générer un jugement éclairé.
Le biais cognitif d’ancrage fait que l’ancre va influencer l’accessibilité aux connaissances en rapport avec l’hypothèse à évaluer. Si ses convictions anciennes sont opposées, elles vont fonctionner comme une ancre.

La recherche sur la vérification des hypothèses a montré que cette recherche d’information est sélective :
  • La conséquence est que l’enseignant aura malgré lui plus tendance à favoriser des informations conformes à l’hypothèse antérieure qu’il veut réévaluer. 
  • Il aura tendance à donner moins de poids à une information récente qui contredit ses conceptions antérieures.
L’ancre possède une capacité de distorsion dans la nature des informations récupérées qui ont tendance à aller dans son sens. Tous les éléments, facteurs, faits, intuitions et opinions qui rendent l’ancre plus cohérente sont rendus plus accessibles. Ceux qui la rendent incohérente sont masqués ou rendus moins accessibles.

L’effet de l’ancrage vdépendre de la façon dont les connaissances rendues accessibles éclairent pleinement la problématique et facilitent une prise de position. 

Ces informations vont soit :
  • Aller dans le sens de l’ancre et amener à conserver en grande partie le positionnement antérieur
  • Différer largement de l’ancre et produire un effet de contraste. 

Les caractéristiques des informations récupérées vont influencer le jugement qui sera posé, mais ne vont pas complètement oblitérer l’influence de l’ancre.

Il a été montré que l’ancrage est particulièrement robuste. Lorsqu’une personne confrontée à de nouveaux arguments change son avis antérieur, cela ne va pas éliminer complètement l’effet de distorsion ultérieur provoqué par l’ancre. Malgré un changement d’avis étayé par des arguments acceptés, des conceptions antérieures sont susceptibles de surgir à nouveau ultérieurement. 

La conséquence très directe est qu’il est compliqué pour un enseignant qui s’est longuement investi dans des pratiques de tourner aisément la page. Même si la recherche montre que certains de ses choix de pratiques ne sont pas les plus efficaces, même s’il est convaincu qu’il devrait changer. Le phénomène d’ancrage va naturellement générer une résistance.





La prise en compte de l’ancrage dans le cadre du développement professionnel


Éviter l’approche frontale


Toute approche frontale avec des instructions ciblées pour corriger l’influence potentielle d’une ancre n’atténuera pas l’ancrage. L’ancrage est un phénomène d’une robustesse exceptionnelle qu’il est difficile d’éviter. 

L’effet de l’ancrage n’est ni influencé par la motivation de la personne ni par son expertise. Une stratégie basée sur l’opposition est peu propice au changement. Même des instructions explicites pour corriger l’influence potentielle d’une ancre peuvent ne pas en atténuer les effets. Informer ponctuellement sur l’ancrage ne suffit pas à évacuer son effet. 



S’installer dans un temps long


Le temps constitue un premier facteur d’influence. Le temps nécessaire pour produire un jugement donné dépend du degré d’accessibilité des connaissances pertinentes. Les personnes seront plus promptes à rendre des jugements absolus, c’est-à-dire complètement éclairés et informés, si elles ont eu amplement le temps de tenir compte des différentes connaissances pertinentes. Si le temps est un facteur limitant alors l’effet d’ancrage est plus important.

Un deuxième facteur est l’humeur : de façon constante, les effets d’ancrage deviennent encore plus forts sous l’humeur triste que par rapport à l’humeur heureuse. Un rapport de confiance et de collaboration distribué dans le temps doit donc s’installer si nous souhaitons aboutir à un impact.




Le modèle de l’accessibilité sélective pour atténuer les effets de l’ancrage


La clé pour atténuer l’ancrage peut se trouver dans le modèle de l’accessibilité sélective. L’ancrage s’expliquerait par des stratégies cognitives inadéquates plutôt que par un manque de motivation du sujet concerné.  

Nous devons tenir compte des mécanismes cognitifs qui influencent l’ancrage et tâcher de les atténuer. Pour contrer l’ancrage, rien n’est mieux qu’une stratégie corrective conçue pour compenser le mécanisme de distorsion qui correspond à l’ancrage. La démarche est de l’ordre de la conception pédagogique. 
  1. L’enjeu est de réduire l’ancrage en appliquant une stratégie d’examen de la perspective qui s’y oppose, nous engageons les personnes dans une pratique délibérée :
    • Nous amenons les personnes à considérer le contraire de leurs positions, c’est-à-dire trouver des raisons pour lesquelles une ancre, un certain point de vue sur une question, n’est pas appropriée.  
  2. Les tâches demandées vont induire la focalisation sur les différences avec l’ancre plutôt que de rechercher des similitudes.
    •  Si nous augmentons l’accessibilité à des connaissances non cohérentes avec l’ancre et que les personnes les prennent en considération activement cela a pour effet d’atténuer l’ancrage. 
    • En augmentant l’accessibilité, l’importance et la prise en compte de connaissances incohérentes par rapport à une ancre, nous augmentons leur poids dans le jugement qui sera pris par la personne concernée. 

Les personnes sont amenées à considérer et à construire un scénario alternatif plutôt que de concerner l’ancre en ligne de mire. En amenant chacun à se décentrer, nous évitons un rapport frontal d’opposition qui renforcerait au contraire l’ancrage.

Cette stratégie a été montrée comme étant efficace dans le cadre de l’ancrage. 

Des stratégies semblables ont été trouvées pour atténuer :
  • Le biais rétrospectif : la tendance qu’ont les personnes à surestimer rétrospectivement le fait que les événements considérés auraient pu être anticipés moyennant davantage de prévoyance ou de clairvoyance. C’est un mécanisme de déni du hasard dans lequel tout événement doit pouvoir se justifier afin d’être le plus prévisible possible, sa fonction étant dès lors de conforter les individus dans leur sentiment de contrôler l’incertitude.
  • La confiance excessive en soi
  • Le biais de confirmation consiste à privilégier les informations confirmant des idées préconçues ou des hypothèses (sans considération pour la véracité de ces informations). Il amène également à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions.

En prenant en compte le biais cognitif qu’est l’ancrage, nous pouvons mieux placer des personnes dans des conditions qui leur permettent de porter des jugements plus impartiaux.



S’engager dans un développement professionnel efficace de compétences soutenues par des données probantes en prenant en compte l’ancrage


Si nous prenons en considération la sensibilisation des enseignants aux démarches propres à l’éducation éclairée par des données probantes dans la perspective de l’ancrage :
  • La communication de résultats statistiques à travers des méta-analyses pour montrer la plus grande efficacité d’une approche telle que l’enseignement explicite par exemple ne peut suffire à éviter l’ancrage. Rien ne permet de le contrer concrètement à ce niveau et ces arguments peu connus des enseignants sont également peu parlants. 
  • Dénoncer des neuromythes sans former pédagogiquement aux alternatives probantes en même temps risque de centrer les personnes sur leurs ancrages et de les renforcer.  

Une approche plus utile serait centrée sur des arguments liés à un modèle de la mémoire en sciences cognitives, aux principes centraux de la théorie de la charge cognitive, ou à un modèle psychologique de l’élève. À ce niveau de preuve viendrait s’associer la dimension concrète et contextualisée de pratique de classes issues du champ de recherches sur l’enseignement efficace allant par exemple de l’enseignement explicite à l’évaluation formative.

Il est utile de présenter le modèle concrètement, centré sur la classe et d’engager les enseignants dans une pratique délibérée en leur donnant des occasions de rétroaction.

Un accompagnement distribué dans le temps, qui permet de faire face aux difficultés et qui éclaire utilement les zones d’ombres, permettra de renforcer l’expertise des enseignants en désamorçant et en atténuant les effets de l’ancrage. Une fois ce processus entamé, les enseignants deviennent plus réceptifs à des données statistiques et à des arguments issus de méta-analyses. 

Une démarche d’apprentissage professionnel basée sur une pratique délibérée va elle-même répondre aux caractéristiques de base d’un enseignement efficace : importance de la pratique, de l’évaluation formative, de la rétroaction, de la distribution dans le temps, d’un processus récurrent petit pas par petit pas, moments d’échanges et de partages sur le principe des communautés d’apprentissage professionnelles, etc.



Mise à jour le 25/03/2022


Bibliographie


Strack, Fritz & Bahník, Štěpán & Mussweiler, Thomas. (2016). Anchoring: Accessibility as a cause of judgmental assimilation. Current Opinion in Psychology. 12. 67–70. 10.1016/j.copsyc.2016.06.005.

Bahník Š, Englich B, Strack F: Anchoring effect. In Cognitive Illusions: Intriguing Phenomena in Thinking, Judgment, and Memory (2nd ed.). Edited by Pohl R F. Psychology Press (2016)

Mussweiler, Thomas & Strack, Fritz & Pfeiffer, Tim. (2000). Overcoming the Inevitable Anchoring Effect: Considering the Opposite Compensates for Selective Accessibility. Personality and Social Psychology Bulletin. 26. 1142–1150. 10.1177/01461672002611010.

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