dimanche 9 décembre 2018

Améliorer et développer l’expertise des enseignants en lien avec des données probantes

Voici la troisième et dernière partie d’une synthèse et de réflexions autour de deux articles. Le premier de Anthony S. Bryk. Le second est de Pascal Bressoux qui lui répond. Elle est cette fois consacrée à la place centrale à donner à l’expertise enseignante pour aboutir à des changements concrets.

(photographie : Mary E. Lemons)



L’expertise des enseignants, un facteur de réussite dans la mise en œuvre


Lorsque des recherches en éducation sont conçues, que ce soit dans le cadre d’un contexte de laboratoire, de groupes réduits ou d’une expérimentation bien encadrée, la situation est simple. Il est assez facilement assuré que les élèves participent pleinement aux tâches proposées.

En conditions réelles de classe, de nouvelles difficultés apparaissent :
  • Lors d’une mise en œuvre plus large, l’enseignant doit gérer souvent l’engagement d’un groupe plus conséquent d’élèves. Cela nécessite souvent la mise en œuvre de compétences pédagogiques supplémentaires, notamment en gestion du comportement. 
  • L’enseignant n’a pas forcément choisi de s’engager dans la sélection de l’intervention mise en œuvre.
  • L’enseignant n’a peut-être pas bénéficié d’une formation aussi poussée que celle proposée dans le cadre des recherches antérieures. Il n’a peut-être pas une compréhension parfaite de ce que l’on attend de lui.
  • Il sera dès lors moins évident pour lui de réaliser pleinement la supervision des tâches, liées aux pratiques mises en œuvre, avec le même degré d’implication qu’en conditions expérimentales. 
  • Les pratiques mises en œuvre sont en outre nouvelles pour lui et non encore automatisées, et sont la source d’un certain inconfort cognitif. De même, des résistances peuvent se manifester chez des élèves.

Si une pratique permet de meilleurs apprentissages, encore faut-il qu’elle soit pleinement adoptée et maîtrisée, par les enseignants qui vont la pratiquer, mais aussi par les élèves eux-mêmes qui la vivent. Ce sont des fondamentaux si nous voulons aboutir à des résultats en phase avec ceux obtenus lors des recherches scientifiques antérieures.

Le fait qu’une pratique soit évaluée comme étant efficace est avant tout une donnée scientifique. Elle est plus efficace ou moins efficace que d’autres pratiques d’un point de vue statistique :
  • Il ne s’agit pas d’une question de valeurs, d’une distinction de pratiques qui seraient meilleures face à d’autres qui seraient par conséquent mauvaises. 
  • Il ne s’agit pas non plus d’une question de facilité de mise en œuvre. L’apprentissage coopératif ou le soutien au comportement positif par exemple peuvent se révéler particulièrement efficaces, mais leurs modalités de mise en œuvre sont complexes et rigoureuses et conditionnent fortement le niveau de résultat atteint.

Choisir de favoriser l’implantation d’une pratique est un choix de politique éducative qui se confronte à la réalité de l’existant et se heurte à des habitudes ancrées. Il génère de fait une résistance et fait face à des modifications d’équilibre qui pour certaines ne peuvent atteindre une forme de stabilité qu’à moyen terme. L’accompagnement et le suivi doivent être eux-mêmes prolongés. 

La prise en compte de l’expertise des enseignants et le soutien à leur développement professionnel sont par conséquent des facteurs de réussite fondamentaux dans la mise en œuvre



L’adhésion des enseignants, un facteur de réussite dans la mise en œuvre


Pour qu’une mise en œuvre réussie soit possible, il est nécessaire d’obtenir et de maintenir l’adhésion complète de la majorité des enseignants qui vont l’adopter.

Sans cela, des enseignants peuvent ne pas vouloir mettre en place la totalité ou une partie du programme. Certains enseignants peuvent être réticents initialement ou même le devenir en cours de mise en place face aux difficultés rencontrées et à l’étiolement possible de l’enthousiasme de départ.

Différents types de résistances au changement peuvent se révéler. Elles se basent toutes sur le même levier. La pratique quotidienne a tendance naturellement à privilégier les routines et la simplicité d’autant qu’elle peut se heurter à la liberté pédagogique de l’enseignant. Si un enseignant ne perçoit pas de bénéfice évident à une pratique nouvelle qui représente une charge de travail conséquente pour lui, il est probable qu’il la rejettera.

Si le rapport coût/efficacité perçu est défavorable i une solution n’est pas apportée à un problème existant, ou si elle est source d’inconfort persistant, la nouvelle pratique finira par être abandonnée. Ou du moins, elle sera en partie sabotée ou édulcorée.

Obtenir l’adhésion, la maintenir et prendre en compte sérieusement les difficultés rencontrées par les enseignants est essentiel à une mise en œuvre réussie.



Un éventail de résistances possibles à différents niveaux


Au niveau des contenus et références théoriques :
  • Une opposition avec les connaissances théoriques antérieures issues de la formation initiale ou continuée de l’enseignant est possible. 
  • Une sous-estimation des besoins en formation des enseignants en ce qui concerne les savoirs théoriques est probable. 

Au niveau de l’expertise de l’enseignant :
  • Une opposition avec l’expérience de l’enseignant et son expertise personnelle peut apparaitre.
  • Une sous-estimation de l’expérience et de l’expertise de l’enseignant, notamment s’ils sont novices, peut se rencontrer.

Au niveau des ressources : 
  • Un coût matériel trop important et une insuffisance des ressources disponibles pour supporter la pratique.
  • Une charge de travail augmentée non contrebalancée par des bénéfices estimés comme suffisants. 

Au niveau du contexte scolaire 
  • Des réticences peuvent se manifester auprès des élèves, des parents, des collègues où même auprès de la direction.
  • Le désengagement des élèves face aux nouvelles pratiques peut se traduire par une gestion de classe plus difficile ou de la passivité.

Au niveau de l’accompagnement : 
  • L’enseignant peut rencontrer des difficultés s’il ne sait pas comment mettre en place certains éléments de la pratique, s’il n’a pas de recul nécessaire et n’est jamais certain d’être dans le bon. 
  • L’enseignant n’est pas soutenu, informé, conforté, rassuré, encouragé, justifié, dans ses tentatives et essais. Il ne reçoit pas de rétroaction pertinente d’un expert. Il ne discute pas avec ses collègues de ses réussites et de ses difficultés. Il n’invite personne pour l’observer et lui donner un retour. Tout cela peut inhiber l’établissement de nouvelles routines et habitudes.

Au niveau de l’efficacité subjective :
  • Il peut être très difficile et subjectif pour des enseignants, de savoir par eux-mêmes si leur pratique devient plus efficace ou non. 
    • D’une part, parce que les élèves progressent, quelle que soit la pratique. 
    • D’autre part, les apprentissages des élèves se construisent et parfois ne peuvent s’évaluer qu’à long terme.
  • L’absence d’évaluation factuelle et objective de la fidélité de la mise en œuvre et d’analyse de celle-ci peuvent biaiser également l’appréciation de l’efficacité.  



Un soutien à la pratique délibérée


Souvent, ce n’est peut-être pas le manque d’échange et de vulgarisation qui est significatif entre une éducation éclairée par des preuves et la réalité des pratiques de classe. Régulièrement, ce qui importe est plutôt un effort consenti sur la durée pour traduire de manière effective et durable certains apports.

Mettre en œuvre durablement des pratiques efficaces impose une organisation appropriée qui échappe à la fois :
  • Au simple contexte de la recherche : 
    • Il ne s’agit pas d’évaluer un dispositif, mais de diagnostiquer des obstacles contextuels et d’y remédier. 
    • Ce qui se passe sur le terrain échappe parfois au simple cadre de l’intervention.
  • Aux contraintes propres à l’enseignement :
    • L’amélioration des pratiques n’est pas une priorité de tous les instants pour les enseignants.
    • Les enseignants jonglent en permanence entre les priorités propres à l’organisation scolaire, les besoins des élèves, les exigences des programmes et des ressources limitées (temps, moyens matériels).
Il y aurait besoin d’un dispositif collaboratif qui mobilise et accompagne les équipes pédagogiques. Il devrait inclure à la fois des enseignants regroupés en communautés d’apprentissage professionnelles, les institutions et des experts ou chercheurs pour valider les contenus et démarches.

Ce dispositif doit en quelque sorte posséder son propre cahier de charges. Il dispose d’une validité que lui fournit la recherche et d’une légitimité auprès des enseignants dans le sens où il y a une attente partagée de résultat. Nous devons soutenir les enseignants dans leur pratique délibérée en les guidant dans la bonne direction. Nous devons pour cela leur offrir un accompagnement, un retour d’information de qualité et des opportunités de collaboration. 



Développer une expertise spécifique, la mission première de la formation et de la recherche en éducation


La formation continuée des enseignants joue un rôle fondamental au cœur de la mise en œuvre réussie de pratiques et d’interventions efficaces.

Il y a un besoin réel d’une initiation des enseignants aux démarches et à la logique de l’éducation fondée sur des preuves afin de développer une dimension critique par rapport à leur propre développement professionnel.

Les connaissances scientifiques sur l’enseignement et l’apprentissage sont en progrès permanent. Il ne faut pas que les enseignants en soient coupés tout au long de leur carrière. Un enseignant a intérêt à comprendre ce qui justifie les pratiques qu’il adopte, ce qui en fait la cohérence, comment mieux les piloter. 

De même, il y a tout lieu, par souci de cohérence, d’éviter le morcellement des connaissances et l’usage en formation initiale et continuée de concepts depuis longtemps rejetés par la recherche ou inapplicables concrètement. L’enseignant a besoin de modèles pertinents et à jour concernant l’apprentissage, l’enseignement ou le comportement des élèves, qu’il peut appliquer efficacement dans son contexte.

Si elle veut avoir un impact conséquent, la recherche en éducation ne peut se permettre d’être une recherche uniquement fondamentale et prescriptive. Elle est au service de l’éducation, elle doit éclairer et conseiller les pratiques de terrain. Pour les comprendre, elle n’a pas d’autres choix que de pouvoir échanger avec des enseignants. 

La recherche en éducation a par conséquent une responsabilité à remplir en ce qui concerne le développement professionnel des enseignants. La diffusion des apports de la recherche sur le terrain ne peut passer que par les enseignants, en enrichissant leur expertise collective, car ce n’est qu’à travers celle-ci que des changements conséquents peuvent avoir lieu.

Informer, diffuser les connaissances ne suffit pas, améliorer, développer les pratiques concrètes sur le terrain est le vrai objectif. Il y a par conséquent besoin d’une expertise intermédiaire, entre apports de la recherche et quotidien des classes. Elle doit pouvoir faire le lien et expliciter les transferts d’information dans les deux sens pour que ceux-ci puissent avoir un impact. Elle doit pouvoir transcrire sous forme déclarative les compétences procédurales qui font le cœur de la profession de l’enseignant dans sa dimension pratique.


Mis à jour le 15/11/2022

Bibliographie


Anthony S. Bryk, Accelerating how we learn to improve, Educational Researcher, Vol. 44 No. 9, pp. 467–477, 2015.

Pascal Bressoux, « Practice-based research: une aporie et des espoirs », Éducation et didactique [en ligne], vol. 11-n° 3 | 2017, mis en ligne le 31 décembre 2017

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