vendredi 29 juin 2018

Importance de l’interdépendance en pratique autonome et en apprentissage coopératif

Comme l’écrit Robert E. Slavin (2014), il est facile de susciter l’intérêt d'élèves pour un apprentissage coopératif. Nous sommes une espèce sociale, l’entraide, le tutorat des pairs, l’apprentissage réciproque ou la collaboration sont forcément tentants et participent à un apprentissage social qui est naturel, primaire pour nous.


(Photographie : Andrei Grigorev)



Un apprentissage coopératif à double tranchant


Un apprentissage coopératif suscite l’enthousiasme, la collaboration, le soutien mutuel et la motivation. Il facilite la mise en activité des élèves, développe leurs capacités de communication.

Cependant, l’apprentissage coopératif dans la réalité quotidienne peut se révéler tout autant merveilleux que désastreux, désordonné, bruyant et épuisant, ou même source de tensions :
  • Un élève réaliser tout le travail pendant que les autres discutent de tout autre chose et se distraient mutuellement.
  • Des élèves peuvent dénigrer ou ignorer les contributions d’autres qu’ils perçoivent comme peu performants. 
  • Certains élèves peuvent penser que l’apprentissage coopératif constitue un temps propice à l’amusement ou aux échanges sociaux plutôt qu’un temps d’apprentissage. 

Ces phénomènes apportent une explication à ce que des études ont montré. La plupart des enseignants n’utilisent pas régulièrement l’apprentissage coopératif et ce dernier a parfois mauvaise presse, malgré les recherches approfondies qui le soutiennent parallèlement.



Dichotomie entre deux formes d’apprentissage


Une des dichotomies explorées par Paul Kirschner dans sa leçon inaugurale de 2006 à l’Université d’Utrecht est celle qui oppose l’apprentissage indépendant et l’apprentissage dépendant.

L’intérêt de mettre en relief ces deux formes extrêmes d’apprentissage est de saisir les dysfonctionnements que chacune entraîne. Ceux-ci permettent de saisir certaines déficiences inhérentes à un apprentissage coopératif mal mené.
  • D’un côté, nous avons l’apprentissage indépendant des élèves qui est mis en œuvre dans des contextes dont la forme concrète la plus évidente est l’enseignement magistral ou traditionnel.
  • De l’autre côté, nous avons l’apprentissage dépendant des élèves, qui est mis en œuvre dans des contextes dont la forme concrète la plus évidente est le travail de groupe dans une perspective de projet ou de découverte, dans sa forme basique. Les élèves sont mis en groupe pour découvrir une nouvelle matière à partir de supports, d’activités ou de documents ou pour collaborer sur une production authentique. 
    • Cette forme de travail de groupe est susceptible de servir de roue de secours à l’enseignant qui cherche l’occasion de proposer une approche différente ou qui vise plus simplement à diversifier ses pratiques. 
    • Si ce travail de groupe est peu encadré, il peut rapidement transformer un enthousiasme de départ des élèves en un désengagement progressif qui peut devenir marqué chez une bonne part d’entre eux.

L’idée n’est pas de s’intéresser à ces approches extrêmes réputées peu efficaces, mais de réfléchir aux implications de cette dichotomie pour des formes plus intermédiaires comme l’enseignement explicite et l’apprentissage coopératif :
  1. Parfois, l’enseignement explicite peut être vu par ses détracteurs comme une forme de résurgence de l’enseignement magistral ou traditionnel. Est-ce fondé ?
  2. L’enseignant explicite comprend une phase que nous appelons pratique autonome ou pratique indépendante. Est-ce que cela signifie d’emblée qu’il s’agit d’un apprentissage indépendant ?
  3. De la même façon, l’apprentissage coopératif pourrait être réduit à l’image réductrice des travaux de groupes. Il serait un apprentissage dépendant où les élèves souvent se retrouvent coincés dans des collaborations qui n’en portent que le nom.

Paul Kirschner montre qu’il existe un juste milieu entre apprentissage indépendant et apprentissage dépendant, celui de l’interdépendance. Cette forme d’apprentissage apporte ses propres critères et principes. L’interdépendance offre la perspective de construire un apprentissage coopératif ou une pratique indépendante vraiment efficace qui favorisera la coopération entre élèves.



L’apprentissage indépendant en enseignement magistral ou traditionnel


Dans le modèle de l’apprentissage indépendant, qui correspond assez largement à l’enseignement magistral ou traditionnel, tous les élèves sont placés ensemble dans une classe face à un enseignant. Chaque élève apprend individuellement.

L’apprentissage indépendant est basé sur un paradigme d’apprentissage compétitif et individualiste :
  • Les apprenants étudient et apprennent indépendamment les uns des autres et sont souvent évalués en compétition les uns avec les autres.
  • L’apprentissage est considéré comme l’acquisition de connaissances et de compétences. Il est vu comme une réalisation individuelle de chaque apprenant. Il est évalué en tant que tel.
  • La réalisation des objectifs par un élève est autonome et indépendante de ce que font les autres élèves :
    • Leur réussite dépend de leur propre rendement par rapport à des critères préétablis.
    • Le succès ou l’échec des autres élèves n’affecte pas leur score.
    • Les élèves mettent l’accent sur l’intérêt personnel et la réussite personnelle. Ils ignorent les succès et les échecs des autres, car cela ne les concerne pas.

Cette situation est accentuée par une culture de l’évaluation sommative et un accent marqué sur celle-ci. L’enseignant enseigne à la classe entière, à tous les élèves en même temps et de la même manière, même si l’acquisition de connaissances se passe à l’échelle individuelle. L’apprenant est vu comme un récepteur autonome, responsable et individuel de la connaissance expliquée par l’enseignant. L’évaluation est de fait utilisée presque exclusivement comme une mesure sommative qui incite les élèves à s’engager dans leurs apprentissages.

Dans cette perspective et dans la tête des enseignants qui s’engagent dans cette approche, les tests et leurs résultats peuvent être considérés comme étant objectivement fiables et valides :
  • Ils donnent une bonne idée de ce que l’élève a appris ou accompli.
  • Les décisions, y compris les décisions à enjeux élevés, qui affectent l’avenir éducatif et sociétal de l’élève peuvent être prises sur la base des résultats chiffrés de ces tests.

Cette dimension compétitive/indépendante peut avoir des conséquences négatives et favoriser l’individualisme. Elle peut conduire de la part des élèves à un refus d’échanger des informations et à un comportement oppositionnel, méfiant et trompeur :
  • Certains enseignants considèrent intuitivement que les résultats des élèves sont placés sur une courbe de Gauss avec toujours quelques bons résultats, une majorité de résultats moyens et quelques faibles résultats. 
  • Inconsciemment, ils ont tendance à reproduire ce schéma de pensée normatif dans les classes où ils enseignent, car c’est une forme de repère aisé. Ils auront quelques bons élèves, une majorité d’élèves moyens et quelques élèves en situation d’échec plus ou moins marqué, plus ou moins tangent. Ils vont rapidement identifier à quelles catégories appartient chacun des élèves d’une classe.
  • Dans cette perspective, pour un élève, aider un autre apprenant peut même être préjudiciable à l’apprenant individuel :
    • Si l’apprenant A aide l’apprenant B à apprendre, alors l’apprenant B obtiendra peut-être une note plus élevée à un examen que ce qu’il aurait à l’origine. 
    • La valeur, en matière de positionnement sur la courbe de Gauss du résultat de l’apprenant A sera donc inférieure !
    • L’apprenant A n’a donc pas intérêt à faire progresser un élève plus faible que lui, mais a tout intérêt à s’inspirer des élèves qui sont meilleurs que lui.



L’apprentissage dépendant des travaux de groupes basiques


L’apprentissage dépendant est un apprentissage où les objectifs, leur réalisation, les processus utilisés et l’évaluation dépendent des autres. Cela correspond à un travail de groupe typique qui ne définit que des responsabilités collectives.

L’apprentissage est considéré comme étant plus que l’acquisition de connaissances et d’aptitudes. Il est plutôt comme l’acquisition de compétences qui comprennent non seulement des connaissances et des aptitudes cognitives individuelles, mais aussi des attitudes et des aptitudes interpersonnelles (c.-à-d., sociales et affectives).

Le processus d’apprentissage est un processus de groupe menant à la réussite du groupe. Il est évalué en tant que tel.

Dans une situation d’apprentissage dépendant :
  • Les élèves dépendent les uns des autres et travaillent en fonction de critères déterminés par et pour leur équipe.
  • Leur succès individuel et collectif dépend à la fois de leur propre performance, mais surtout de la performance du groupe par rapport à des critères communs
  • Le succès ou l’échec des contributions individuelles des autres élèves peut affecter directement le score final obtenu par chaque individu. L’atteinte des objectifs est liée pour une part importante à ce que font les autres élèves.
  • Dans cette situation, l’objectif est que les élèves se concentrent sur le bien et l’intérêt communs aux membres du groupe.



Risques liés à l’apprentissage dépendant


Trois effets négatifs particuliers ont été mis en évidence dans le cadre de l’apprentissage dépendant :
  • The free rider or hitchhiking effect: 
    • Cet effet peut se traduire par un effet de parasitisme ou d’autostop. Il a lieu quand l’effort n’est pas perçu comme nécessaire par une partie des membres du groupe. 
    • C’est le cas quand le groupe entier reçoit une évaluation qui pourrait ne dépendre que des performances d’un sous-groupe au sein de celui-ci. Ce sous-groupe va prendre en charge la majorité des tâches.
  • La paresse sociale (social loafing) : 
    • Les élèves non impliqués dans le cœur de l’action se démotivent et ont naturellement tendance à discuter d’autre chose pendant que les autres travaillent, car l’importance perçue de leurs efforts pour le succès du groupe diminue. 
    • Plus la taille du groupe augmente, plus l’anonymat et la non-participation augmentent. 
    • Le paresseux social diffère du parasite en ce que le premier n’a pas la motivation d’ajouter à la performance du groupe, tandis que le dernier essaie de profiter des autres tout en minimisant les contributions essentielles.
  • L’effet de succion (sucker effect) :
    • Il correspond au cas où une personne travaille moins fort en tant que membre d’un groupe que si elle effectuait les tâches pour son compte personnel. 
    • L’effet de succion se produit lorsque les individus perçoivent qu’ils en font plus que leur juste part du travail de groupe. Une façon de réduire l’injustice perçue d’une telle situation est de réduire son propre niveau d’engagement et d’effort.



Un juste milieu, l’apprentissage interdépendant


L’interdépendance est une relation mutuellement dépendante. L’interdépendance est aussi l’idée que tout dans la nature est lié et dépend des autres éléments présents.

L’interdépendance comporte à la fois :
  • Un aspect indépendant : la responsabilité individuelle
  • Un aspect dépendant : la dépendance aux autres

C’est l’idée que le comportement de la personne A (p. ex. un enseignant, un élève, etc.) influence les pensées, les actions et même les désirs de la personne B. Le comportement de la personne B influence en retour la personne A.

Deux éléments clés sont à considérer dans ce cadre : l’interdépendance positive et l’interaction promotionnelle.




L’interdépendance positive


L’interdépendance positive reflète le niveau auquel les membres du groupe dépendent les uns des autres pour obtenir un rendement efficace du groupe :
  • Chaque individu peut être tenu individuellement responsable du travail du groupe.
  • Le groupe dans son ensemble est responsable de l’apprentissage de chacun des membres du groupe.

Les membres de l’équipe sont liés les uns aux autres de telle sorte que chaque membre de l’équipe ne peut réussir que si les autres réussissent. Le travail de chaque membre profite aux autres.

La cohésion sociale et le sentiment d’appartenance à un groupe sont essentiels à cet égard. L’interdépendance positive aboutit à ce que les membres d’un groupe s’encouragent et qu’ils facilitent les efforts des uns et des autres, dans le but d’atteindre les objectifs du groupe.

L’interaction interpersonnelle seule n’augmente pas la productivité ou ne mène pas à de meilleurs résultats dans les groupes d’apprentissage. En réalité, une interdépendance positive est nécessaire pour produire ces résultats attendus.

Les membres d’un groupe qui partagent des objectifs communs dans l’optique d’une interdépendance positive, perçoivent que :
  • Travailler ensemble est bénéfique individuellement et collectivement,
  • Le succès dépend de la participation de chacun des membres.



L’interaction promotionnelle


L’interaction promotionnelle, promotive interaction, existe lorsque les individus encouragent et facilitent les efforts des uns et des autres pour accomplir les tâches afin de mieux atteindre les objectifs du groupe.

La promotion du succès des uns et des autres permet aux membres d’un groupe d’apprendre à se connaître mutuellement dans le cadre scolaire.

Du point de vue de l’apprenant, cette dépendance devrait conduire à un comportement caractérisé par l’échange d’informations et une influence mutuelle bénéfique sur les actions des uns et des autres. L’interaction promotionnelle mène au développement de sentiments de confiance, de sympathie et d’acceptation.

Puisque la note individuelle de chaque apprenant dépend de l’apprentissage des autres, le risque de comportements de groupe négatifs comme le parasitisme, la paresse et les bavardages tendent à être naturellement réduits. Néanmoins, la vigilance et la clarté des consignes de l’enseignant restent essentielles.

Si un apprenant A aide un apprenant B à apprendre, alors la note de l’équipe sera plus élevée grâce à :
  • Une compréhension commune des objectifs du groupe :
    • Elle est rendue possible par des attentes équivalentes à l’égard d’une situation donnée. 
  • Un sentiment de responsabilité : 
    • Lorsqu’un élève n’aide pas un autre membre de l’équipe qui rencontre des difficultés, cela est désavantageux pour ses propres résultats indépendamment de sa propre compréhension. Du coup, il se sent plus concerné, car il ressort bénéficiaire de l’aide apportée aux autres.
  • La confiance mutuelle : 
    • Chacun souhaite que les autres comprennent aussi bien que lui et souhaite progresser grâce à l’aide des autres. 
  • La cohésion sociale : 
    • Au plus l’équipe se révèle soudée, au plus fort sera l’impact sur le résultat du groupe.
  • La prévisibilité : 
    • Les membres de l’équipe s’attendent à un résultat sur la base de l’expérience antérieure de l’équipe. Si une précédente expérience a bien fonctionné, cela peut favoriser l’installation de routines positives et améliorer la performance du groupe.
    • Il y a par conséquent intérêt à enseigner le mode de fonctionnement attendu.

Il existe des formes d’enseignement et d’apprentissage qui font appel à cette prise de conscience croissante de l’interdépendance, comme :
  • L’enseignement réciproque
  • Le tutorat par les pairs
  • L’apprentissage coopératif ou collaboratif
  • Les communautés d’apprentissage professionnelles



Pratique autonome et interdépendance


L’interdépendance positive et l’interaction promotionnelle ont une place et un rôle à jouer dans le cadre de la pratique autonome en enseignement explicite. 

Si nous prenons le cas du cours de mathématiques (mais le même cadre se pose en physique ou en chimie) lors des trois dernières années de l’enseignement secondaire général, la complexité moyenne des exercices est croissante. Il devient plus compliqué pour l’enseignant de contrôler le travail des élèves efficacement en circulant dans la classe par des interventions rapides. Il faudrait suivre un raisonnement et repérer d’un coup d’œil des erreurs de calcul qui peuvent être subtiles et nécessiter une attention soutenue.

En outre, il paraît peu évident d’empêcher les élèves de coopérer ou d’adopter une posture de tutorat envers certains de leurs pairs. 

La meilleure optique est sans doute de prendre ces deux aspects en considération. Nous pouvons planifier cette pratique autonome en installant (enseignant) des routines spécifiques afin d’encadrer le travail des élèves dans un cadre coopératif et favoriser interdépendance positive et interaction promotionnelle :
  1. L’enseignant prend une position assise en fond de classe sur un banc. Il peut garder une visibilité sur l’activité de tous les élèves, tout en se déplaçant de temps à autre dans la classe pour conserver une présence. La complexité des tâches fait qu’en circulant dans la classe, l’enseignant devient moins performant dans la correction des productions d’élèves.
  2. Un élément important est de demander à ce que les élèves viennent faire valider leurs résolutions après chaque exercice significatif. Ils le font soit directement auprès de l’enseignant, soit en passant contrôler leurs réponses dans un ou plusieurs correctifs disposés à un endroit spécifique de la classe.
  3. En cas d’erreur dans leur résolution dont ils ne perçoivent pas la raison, ils viennent demander une explication à l’enseignant qui se limite à des explications brèves.
  4. Si une file d’élèves se forme auprès de l’enseignant ou si une partie des élèves prend une avance certaine, l’enseignant peut activer une forme de tutorat par les pairs :
    • Il peut demander à un élève en difficulté d’aller demander une explication auprès d’un autre élève plus avancé. 
    • Ceci permet d’activer des phénomènes d’interaction promotionnelle en suggérant aux élèves d’échanger dans un contexte mathématique et de valoriser ces échanges, à la fois pour l’élève qui explique et pour celui qui est aidé.
  5. Lorsque les élèves plus avancés aident les élèves en difficulté, ils favorisent leur propre mémorisation à long terme et cela a comme effet collatéral avantageux de diminuer leur avance sur le reste de la classe.
  6. Par ce dispositif, nous échappons également à la perturbation que représentent des explications prolongées de l’enseignant auprès d’un élève, car celles-ci sont données par un autre élève et ne présentent donc pas cette contrainte. Ceci permet de travailler plus efficacement avec un public hétérogène. 
  7. Il peut être également utile pour l’enseignant de garder une trace de l’avancement des élèves. Les exercices qui ne seraient pas réalisés en classe, mais qui présentent une pertinence pour la pratique autonome pourraient être donnés sous forme d’un devoir avec présence éventuelle de solutions en ligne. 

L’enseignant garde le pilotage de sa classe, encadre un travail collaboratif et favorise ainsi l’interdépendance positive et l’interaction promotionnelle. Les élèves perçoivent qu’aider les autres contribue positivement au climat de classe et favorise leur propre réussite.







Mis à jour le 07/05/2022

Bibliographie


Paul A. Kirschner (Inter) dependent learning—learning is interaction, Inaugural Address, March 16, 2006.

Positive interdependence, https://en.wikipedia.org/w/index.php?title=Positive_interdependence&oldid=766254351 (last visited June 26, 2018).

Robert E. Slavin, Making cooperative learning powerful, 2014, Instruction that sticks, October 2014, Volume 72, Number 2, pages 22–26, http://www.ascd.org/publications/educational-leadership/oct14/vol72/num02/Making-Cooperative-Learning-Powerful.aspx

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