vendredi 27 avril 2018

Des intuitions et des croyances qui induisent en erreur sur l'enseignement et l'apprentissage

En tant qu’enseignant ou apprenant, nos propres intuitions sur la façon d’enseigner ou d’apprendre ne sont pas toujours optimales, ni même correctes. Elles peuvent nous mener à nous engager dans des pratiques inefficaces ou contreproductives.

Nos intuitions sont guidées par différents biais cognitifs. Il peut être difficile de nous en rendre compte nous-mêmes. Cette prise de conscience, nécessairement accompagnée, est pourtant utile à l’ajustement et à l’évolution de nos conceptions. Il existe tout un chemin à suivre pour accroitre notre expertise dans la direction de l’intégration de principes soutenus par des données probantes.


(Photographie : Atsuhito Omori)



Origine, difficultés et limites liées aux croyances et intuitions


Présence accrue de l’intuition en éducation


Le problème des intuitions erronées n’est pas spécifique à la sphère de l’éducation. Il se retrouve dans d’autres domaines, notamment ceux liés à la médecine (psychanalyse, homéopathie, médecines alternatives…), aux sciences ou à la psychologie, mais dans de moindres mesures.

Un exemple frappant est le mouvement anti-vaccination qui a permis la réapparition d’épidémies de rougeole dans différentes parties du monde, accompagnées de son lot de victimes pourtant évitable. Celles-ci sont pourtant largement évitables par prophylaxie, les vaccins ayant très largement prouvé leur innocuité générale et leur efficacité patente.

Des conséquences inévitables et identifiables sont liées à un poids accru donné à l’intuition et aux opinions. Par leur prépondérance et une large diffusion due à leur intégration fréquente dans la formation initiale ou continuée, elles se retrouvent même à plus grande échelle dans le contexte de l’éducation.

Nous pouvons même constater parfois une certaine réticence à se tourner vers des experts qui traduit l’envie de voir chaque situation, chaque contexte comme intrinsèquement particulier. De même, il y a souvent une certaine défiance vis-à-vis de théories ou d’arguments pourtant probants, qui viennent fragiliser les fondations de certaines conceptions parfois bien ancrées et se révèlent par là inconfortables.

Au-delà d’une formation initiale et continuée qui ne prend pas suffisamment en compte cette dimension des données probantes, une autre hypothèse peut être formulée et est due à la nature même de la profession d’enseignant. En raison d’un emploi du temps chargé, de priorités multiples et de conditions organisationnelles, les enseignants ne sont pas dans leur grande majorité des consommateurs assidus de recherche en éducation. La conséquence inévitable est que par défaut, ils en sont réduits à se rabattre sur leurs intuitions et les anecdotes professionnelles échangées qui deviennent de sources essentielles pour leur orientation et leurs choix pédagogiques.



Poids combiné de l’expérience et des intuitions


Il y a des moments où nous devons déterminer quelle est la meilleure pratique d’enseignement ou méthode d’apprentissage dans un contexte donné. Que nous soyons enseignants, parents ou élèves, nous nous retrouvons fréquemment à nous appuyer sur nos intuitions, nos expériences, nos impressions, nos envies et parfois sur le sens commun.

Régulièrement, la position adoptée se fera au détriment d’un étayage solide d’arguments fondés sur des données probantes. Le fait de se renseigner à propos d’une problématique donnée sur ce que dit la recherche qualitative et encore plus la recherche quantitative, est tout sauf un réflexe ou un processus habituel pour de nombreux acteurs scolaires.

Une des explications très naturelles à cette tendance est que chacun d’entre nous a passé de nombreuses années sur les bancs de l’école. Cette expérience personnelle a forgé lentement et sûrement, une réflexion intuitive et des opinions longuement et régulièrement ressassées. Tout cela est tellement ancré en nous que nous avons tendance à nous y fier plus que de raison.

Tout enseignant, avant d’entrer professionnellement dans une classe, a ainsi souvent passé de 18 à 20 ans sur des bancs en tant qu’élève et étudiant. Il est donc difficile de contrer certaines de ces intuitions depuis longtemps inscrites en lui et d’influer sur la façon dont elles imprègnent ou déterminent parfois les pratiques.



Difficultés entrainées par les intuitions


La recherche fondamentale sur l’apprentissage, plus particulièrement celles sur la cognition et la métacognition, de même que les recherches en sciences de l’éducation se rejoignent sur un point. Elles ont clairement démontré que nos intuitions et nos croyances dans le domaine de l’apprentissage et de l’enseignement sont souvent erronées et ne nous guident pas à adopter naturellement les meilleures démarches.

Si notre expérience sur les bancs d’école offre une richesse et un recul lorsque nous devenons nous-mêmes enseignants, elle montre également ses limites :
  • Rien n’indique en effet que la façon dont nous avons été enseignés à l’école représente la plus efficace façon d’apprendre.
  • De même, la posture d’observateur même critique ne permet pas d’avoir accès à tout ce qui se passe en arrière-plan ou en hors classe, pour éclairer nos jugements.

Il est avéré que nous ne saisissons pas les complexités de l’apprentissage et de la mémoire humaine à partir de nos propres expériences d’essais et d’erreurs dans notre vie quotidienne.

De nombreuses démonstrations ont permis d’indiquer que les participants à qui il est demandé de prédire leur propre rendement escompté dans des conditions d’enseignement ou d’apprentissage spécifiques se trompent régulièrement. Avec des pratiques que la recherche a clairement établies comme inefficaces, ils vont régulièrement prévoir un meilleur rendement qu’avec des approches efficaces, mais plus exigeantes pour lesquelles ils vont sous-estimer l’impact.

Ainsi, nos intuitions peuvent nous mener à sélectionner des stratégies d’apprentissage inefficaces. Nous avons précédemment exploré les problèmes liés aux illusions de connaissance produites par la relecture (dans cet article).



Un équilibre entre liberté pédagogique et atteinte d’objectifs communs 


Comme l'écrit Tom Sherrington (2017), les enseignants accordent généralement une grande importance à leur autonomie et à leur liberté pédagogique. Toutefois, ils évoluent dans un environnement qui a des missions à remplir et est parfois amené à parfois imposer une existence professionnelle institutionnalisée et conforme à un ensemble de réglementations.

Ce faisant, les enseignants font face à une contradiction interne qui impose un certain consensus :
  • D’un côté nous voulons nous sentir libres de nous exprimer, de faire des choix et de ne pas nous sentir contraints. 
  • De l’autre nous nous plaignons également de devoir réinventer la roue trop souvent et nous nous plaignons des systèmes chaotiques ou du manque de vision de nos dirigeants. 

Il y a aussi la tentation de voir l'enseignement en tant qu'art et science alors qu’il est avant tout à la fois une pratique et une ingénierie.  De plus si l’enseignant évolue de manière singulière dans une classe, il fait également partie d’une communauté d’enseignants avec qui il collaborent dans l’aboutissement d’objectifs communs. 

Par conséquent nous avons besoin d’un pilotage et l’utilisation d’indicateur, de même que viser à une pratique fondée sur des données probantes, sont des points de repère et des références dans le cadre de notre développement professionnel.




Le biais de confirmation


Les croyances, les intuitions et les anecdotes ne constituent pas le seul obstacle auquel nous faisons face en tant qu’enseignants. Le biais de confirmation en est un autre.

Lorsque nous sélectionnons des pratiques d’enseignement ou d’apprentissage dans lesquelles nous mettons tous nos espoirs, nous avons tendance à privilégier les signes et les éléments de preuve qui favorisent et justifient nos croyances en la matière.

De même, nous avons tendance à ignorer les signes, ressources et éléments de preuve qui tendent à infirmer nos choix ou à mettre en évidence leurs faiblesses ou leur inefficacité.

Nous avons également tendance à interpréter l’information de façon à ce qu’elle confirme nos intuitions. Nous recherchons des exemples et des ressources qui tendent à confirmer nos choix. C’est ce que nous appelons le biais de confirmation.

Nous construisons nos intuitions sur des signes apparents de succès dans l’instant et dans une perspective qui favorise une évaluation sur le court terme :
  • Des conditions qui améliorent rapidement le rendement pendant l’enseignement ou l’apprentissage :
    • Des pratiques comme la répétition (drill) ou l’étude massée (étudier la veille) et séquentielle (segmenter sans intégrer) vont générer des sentiments favorables. 
    • Cependant, elles ne soutiennent pas la mémorisation et le transfert à long terme. 
    • De fait, nous pouvons favoriser la performance à court terme plutôt qu’un apprentissage à long terme.
  • À l’opposé, les conditions qui introduisent des difficultés tendent à être rejetées :
    • Elles semblent ralentir le processus d’apprentissage, tout en présentant un meilleur rendement à long terme, dès lors elles vont nous sembler inefficaces à court terme. 
    • C’est le cas de l’entremêlement de différents types de problèmes, de la pratique de récupération ou d’une étude espacée. 
    • Ces pratiques améliorent la qualité et la durabilité de l’apprentissage sur le long terme tout en présentant un rendement inférieur à court terme.

Avec l’aversion à la perte (abordée ici), le biais de confirmation est une des raisons qui expliquent le maintien de certaines approches inefficaces chez les élèves et même chez les enseignants. Ces biais cognitifs peuvent en partir expliquer les croyances infondées en l’efficacité d’approches liées aux styles d’apprentissage ou à la pédagogie de projet dans un contexte scolaire par exemple.

Les enseignants qui adoptent dans leurs pratiques ces approches non appuyées par des données probantes et qui y croient fermement vont très certainement remarquer des améliorations dans les performances de leurs élèves. Ils vont interpréter subjectivement ces améliorations comme le résultat de l’adoption de telles pratiques. À l’opposé, des signes qui laisseraient entrevoir des échecs liés à ces approches ne seront pas relevés. Au contraire, ils seront plus rapidement oubliés ou attribués à d’autres causes.

De même, les enseignants vont avoir tendance à se tourner et à rechercher préférentiellement des ressources (livres, articles, sites web ou formations) qui confirment leurs croyances, et éviter les autres.

Il arrive que des voix dissonantes viennent argumenter, données probantes à l’appui avec des arguments fondés. Le message peut émerger que la recherche émet de sérieux doutes sur la validité de certaines approches courantes ou sur leurs références théoriques, de même que sur l’efficacité de l’adoption de ces pratiques. Il aura tendance à être ignoré, minimisé, ostracisé ou contré par moult arguments.




Contrer les croyances et les intuitions inefficaces en éducation


Le fondement même de la démarche scientifique est d’essayer de réfuter des idées, des hypothèses, et non de les prouver définitivement. Karl Popper a développé cette idée dans le cadre de son principe de réfutabilité déjà abordé précédemment dans cet article.

Les sciences de l’éducation comparent essentiellement l’efficacité de différentes pratiques tout en tenant également compte des effets du contexte.

L’éducation basée sur des données probantes a pour but d’informer les enseignants et d’augmenter leur expertise, pas de leur dicter un modus operandi strict.

Les élèves et leurs parents possèdent des croyances sur la façon dont ils apprennent. Celles-ci sont inexactes de diverses manières. Cela les amène souvent à gérer leur propre apprentissage de façon non optimale et à promouvoir l’utilisation de ces approches dans leur entourage. La même situation peut se retrouver chez les enseignants qui peuvent adopter des pratiques inefficaces et transmettre des méthodes peu efficientes auprès de leurs élèves.

En tant qu’enseignants, nous devons pouvoir admettre que nos intuitions et nos impressions subjectives tendent parfois à nous faire poser des choix et des prédictions erronées sur l’efficience des pratiques d’enseignement et des méthodes d’apprentissage.

Il est donc clair que la recherche — et non l’intuition ou les pratiques courantes — doit être le fondement de l’amélioration de l’enseignement et de l’apprentissage.

Il est souhaitable que l’éducation devienne un domaine fondé sur des données probantes. Dès lors, il est important non seulement d’identifier les techniques d’enseignement qui bénéficient d’un soutien expérimental, mais aussi d’identifier les croyances largement répandues. Ces croyances influent sur les choix faits par les enseignants et les élèves. Leur problème est qu’elles manquent parfois de soutien empirique alors qu’à d’autres moments elles peuvent viser juste. Chacune doit dès lors être analysée.

Le problème avec les intuitions erronées et les biais est qu’ils sont très difficiles à corriger. Informer et instruire les gens sur l’existence de ces biais n’a souvent qu’un succès limité.

Il est utile de donner aux enseignants une formation de qualité qui leur donne un bagage solide par rapport à ce que la recherche établit en matière de principes et de modèles simples. L’intention n’est pas d’établir un ensemble de prescriptions dans une démarche descendante. Elle est plutôt de constituer un ensemble de savoirs intégrés et cohérents entre eux, directement applicables.

L’enjeu est de rendre les enseignants plus conscients des paramètres en jeu et de leurs relations. À partir de ce moment-là, ils sont plus à même de poser eux-mêmes un regard critique sur le panel de pratiques qui s’offrent à eux. La question de la vulgarisation et de la transmission des apports de la recherche est cruciale. Les enseignants deviennent plus à même alors de faire des choix judicieux et bien étayés pour leurs pratiques. L’éducation fondée sur des données probantes peut offrir cette vision cohérente, car la démarche scientifique qui le sous-tend le garantit.

Si nous voulons améliorer l’efficacité de l’enseignement, il n’y a pas de secret. Les enseignants doivent être sensibilisés et formés aux principes mis en évidence par la recherche sur l’enseignement efficace et par la science de l’apprentissage. Mais une connaissance théorique ne suffit pas. Elle doit s’accompagner d’une pratique délibérée en classe, en interaction avec les élèves. Cette approche est la plus susceptible d’avoir un impact positif sur le système éducatif. En matière de pouvoir de distribution des bonnes pratiques et de savoir intégrés, la formation continuée a elle-même un rôle important à jouer.



Mis à jour le 17/03/2022

Bibliographie


Pashler, H., McDaniel, M., Rohrer, D., & Bjork, R. (2008). Learning styles: Concepts and evidence. Psychological Science in the Public Interest, 9, 105–119.

Yana Weinstein, Megan Sumeracki, Understand how we learn, David Fulton, 2019, pp 22–29.

Tom Sherrington, The learning rainforest, 2017, John Catt

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